Intelligence artificielle

Est-ce la fin du doublage ?

Le train est en marche et il accélère sa cadence. L’intelligence artificielle (IA) permet d’ores et déjà de doubler des acteurs dans toutes les langues, tout en conservant leurs voix originales. Tout cela est fait au nom de l’intégrité artistique des acteurs. Mais au détriment d’une profession qui fait travailler près de 4000 personnes au Québec.

Voyez par vous-même. Tom Cruise interroge Jack Nicholson dans la version française du film A Few Good Men, de Rob Reiner, retouchée par les experts en intelligence artificielle de Flawless AI. Mais c’est sa voix avec ses intonations que l’on reconnaît clairement... plutôt bien synchronisée avec le mouvement de ses lèvres. Le résultat, que l’on peut voir dans leur vidéo promotionnelle, est remarquable.

Cette société, qui a pignon sur rue à Hollywood et à Londres, a été cofondée par le producteur et réalisateur anglais Scott Mann, qui a notamment réalisé les films Heist, avec Robert De Niro, Final Score et Fall, sorti en 2022, qui est le premier film à avoir bénéficié de la technologie TrueSync.

Grâce à ce logiciel, Scott Mann a réussi à remplacer les quelque 30 mots en F*** des deux actrices principales en réenregistrant d’autres mots par-dessus en postproduction. C’est grâce à ce procédé – communément appelé deepfake, où le mouvement de la bouche est altéré pour s’adapter aux nouvelles phrases qui sont dites – qu’il a obtenu la classification « PG 13 »...

Une technologie qui suscite, il faut le dire, certaines inquiétudes, et que le milieu artistique américain aimerait voir encadrée, vu qu’elle permet de réécrire les dialogues du tout au tout, et donc, en théorie, de faire dire aux comédiens ce qu’ils n’ont jamais dit.

Fall aurait pu être doublé grâce à ce même logiciel, mais pour le moment, TrueSync est toujours en rodage. En clair, il s’agit de moduler (subtilement) les mouvements de la bouche afin de les arrimer avec les dialogues traduits, livrés avec la voix de l’interprète – dont le système possède des archives.

Un procédé qu’on a pu apprécier dans le documentaire The Andy Warhol Diaries (offert sur Netflix), qu’Andy Warhol narre lui-même, malgré le fait qu’il soit mort depuis 36 ans ! Un travail réalisé par la firme Resemble AI sur une période de plusieurs mois.

N’empêche. Flawless AI s’approche de son but : mettre fin au doublage humain au nom de « l’intégrité artistique » des acteurs. Dans une entrevue accordée au magazine Time, Scott Mann estime que les dialogues doublés sont « rarement synchros » avec les mouvements faciaux des acteurs. Deuxièmement, « ils sacrifient le sens et la nuance » du contenu doublé, croit-il.

Le film américain Every Time I Die, de Robi Michael, sorti en salle en 2019, aura été le premier film à bénéficier de cette technologie de A à Z. Une initiative de la jeune pousse israélienne Deephub, qui a procédé au doublage du film grâce à l’IA en 2022 – en se servant de la voix originale de chacun des acteurs.

Autre projet qui a vu le jour cette année avec cette même technologie : une campagne publicitaire menée par la firme Synthesia pour éradiquer la malaria, qui mettait en vedette le footballeur David Beckham. Encore une fois, le doublage s’est fait en plusieurs langues, avec la voix de Beckham.

Le Québec sur le qui-vive

Au Québec, malgré ces avancées impressionnantes du point de vue du spectateur, il y a beaucoup plus de craintes que d’excitation face au doublage à l’IA. Car si – ou plutôt lorsque – le rouleau compresseur américain se met réellement en marche, cette profession et ce savoir-faire risquent de disparaître.

Selon l’Union des artistes (UDA), 44 % des 8450 membres actifs déclarent des revenus provenant du doublage, mais aussi de la narration (que ce soit des documentaires, des livres audio ou des vidéodescriptions), des jeux vidéo ou encore de la publicité. Autant de secteurs ciblés par les logiciels d’intelligence artificielle. On parle donc de plus de 3700 personnes directement touchées.

« Le doublage avec des logiciels d’intelligence artificielle représente un sérieux enjeu », nous confirme la direction de l’UDA, qui a l’intention de rencontrer le ministre de la Culture et des Communications, Mathieu Lacombe, « à très court terme ». « C’est un enjeu, justement parce que c’est un secteur qui fait travailler près de la moitié de nos membres, mais aussi parce qu’il touche à notre identité culturelle québécoise. Avec des voix de synthèse, on perd la spécificité de notre langue. »

Frédérik Zacharek est un comédien qui fait beaucoup de doublage. Au point d’être maintenant directeur de plateau pour des projets de doublage. Il s’inquiète de la perspective que son milieu de travail – on compte environ 750 acteurs qui font spécifiquement du doublage de films et de séries, selon l’UDA – soit remplacé par des voix de synthèse.

« Il ne faut pas oublier que les comédiens qui font du doublage et de la narration au Québec aident à financer le filet social de l’UDA. Sans cet apport, comment on va faire ? Les voix de synthèse sont une menace sur laquelle on n’a pas d’emprise, qu’on ne voit pas venir et qui est difficile à évaluer, mais il faut qu’on se dote d’une loi protectionniste du milieu culturel dès maintenant. Par la suite, ce sera impossible de se soustraire à ça. »

— Frédérik Zacharek, comédien

Depuis une semaine, une pétition a même été mise en ligne sur Facebook par le Français Olivier Barbery, rédacteur en chef du magazine Synchro, spécialisé dans le doublage. En date de jeudi, la pétition Doublage : contre les IA pour remplacer les comédiens avait recueilli près de 7500 signatures, notamment grâce à la participation de plusieurs centaines de signataires québécois.

Agir maintenant

« Baisser les coûts de production des doublages en France et dans les pays francophones tels que la Belgique ou le Québec peut inciter les majors et les plateformes de streaming à recourir aux IA dans ce secteur, et ainsi mettre au chômage tout un pan de la profession », écrit Olivier Barbery.

Le spécialiste du doublage invite les signataires à « agir dès maintenant », avant qu’il ne soit trop tard.

Du point de vue du spectateur, ce n’est pas tout le monde qui se demande qui est derrière la voix qui parle, mais Frédérik Zacharek croit que les Québécois se reconnaissent dans les voix locales. Lorsque la comédienne Béatrice Picard, qui a été la voix de Marge Simpson pendant 33 ans (dans la version francophone de la série The Simpsons), a tiré sa révérence au mois de janvier dernier, elle a d’ailleurs reçu plusieurs hommages.

Dès qu’un film ou une série doit être doublé, les cinq principaux studios québécois s’activent – Difuze, Cinelume, Pixcom, La Belle Équipe et Mel’s. Les textes sont écrits par des adaptateurs, puis les comédiens entrent en studio pour enregistrer leurs voix.

Par exemple, Alain Zouvi est la voix québécoise de Brad Pitt ; Bernard Fortin, celle de Tom Hanks ; David Laurin, celle de Leonardo DiCaprio ; Aline Pinsonneault, celle de Reese Witherspoon et de Natalie Portman ; Guy Nadon, celle de Dustin Hoffman ; Isabelle Leyrolles, celle de Jennifer Aniston et d’Eva Mendes ; Gilbert Lachance, celle de Tom Cruise et de Johnny Depp.

Lorsque les projets de Flawless AI, Deephub, Resemble AI, Synthesia et d’autres se multiplieront, à moins qu’un cadre législatif ne soit mis en place, ces voix-là s’éteindront.

Intelligence artificielle

Le « Tom Cruise québécois » inquiet

Gilbert Lachance fait du doublage depuis 35 ans. Au fil des ans, on a entendu sa voix dans plus de 1000 films ou séries. Mais il est spécialement connu pour être la voix de Johnny Depp, de Matt Damon et surtout de Tom Cruise, dont il a doublé la quasi-totalité des films.

Il a été formé comme acteur, a joué dans des séries comme Chambres en ville, mais Gilbert Lachance s’est tourné vers le doublage et la narration quand la caméra l’a « boudé ». Il l’avoue d’emblée, depuis son plus jeune âge, il aime « changer de voix ». Aujourd’hui, il adore son travail.

Le premier point sur lequel il insiste : les comédiens qui font du doublage ne le font pas par dépit ou en attendant de jouer devant la caméra, même s’il reconnaît que les contrats de doublage ou de narration sont les bienvenus entre deux tournages ou durant les périodes creuses, sans contrat de jeu à l’horizon.

« Il reste qu’on ne le fait pas à reculons, nous dit Gilbert Lachance. On le fait parce qu’on aime ça. Et il y a de très bons comédiens qui font du doublage. Qu’on pense à Anne Dorval, à Guy Nadon et à plein d’autres. Xavier Dolan n’aurait pas existé sans doublage. »

Question d’émotion

L’argument des boîtes américaines voulant que l’intelligence artificielle permette de sauvegarder l’intégrité artistique et l’authenticité de l’acteur, Gilbert Lachance n’y souscrit pas.

« L’authenticité de l’acteur, on parvient à la sauvegarder avec notre sensibilité humaine. Même si on n’a pas tout à fait le même timbre de voix que lui, on va chercher l’émotion de l’acteur grâce à notre jeu, qui passe par notre voix. »

— Gilbert Lachance

Les textes, eux, sont fournis par des adaptateurs, qui observent les mouvements de la bouche des acteurs et adaptent les textes en français en fonction de la durée des répliques.

Thibaud de Courreges est adaptateur depuis 26 ans. Il a travaillé sur près de 500 films pour les studios de doublage québécois. Il convient qu’en adaptant, il y a toujours une perte. « L’anglais est très synthétique, tandis que le français s’étale, donc forcément il y a un problème en lien avec le temps imparti, on sacrifie une partie du sens, mais on s’en rapproche le plus possible. »

Selon lui, les qualités des textes adaptés par les humains sont toutefois indéniables. « Les blagues, par exemple, sont pratiquement impossibles à traduire, il faut en trouver d’autres qui ont le même sens. Même chose pour les idiomatismes, les mots compliqués, les expressions à double sens, l’ironie ou le sarcasme. Pour le moment, ce sont des choses qui nous protègent des textes générés par un robot... »

Question de survie

Gilbert Lachance, lui, aimerait voir l’Union des artistes (UDA) défendre ses membres qui font du doublage et de la narration. « Dans de nombreux cas, il s’agit même de leur source principale de revenus, rappelle-t-il. Ne rien faire, ce serait nous enlever le pain de la bouche », illustre-t-il.

« Si on se sert de la voix des acteurs originaux pour doubler les films, les producteurs devront leur verser une prime, ajoute-t-il, ils vont donc faire encore plus d’argent. Il y a une forme d’ubérisation de la voix, je trouve ça indécent. »

Thibaud de Courreges avoue qu’il ne croyait pas devoir discuter de ce dossier avant un certain temps.

« On savait que ça viendrait, mais on se rend compte que c’est maintenant. Est-ce que le travail des adaptateurs va être protégé même si les acteurs cessent de faire du doublage ? Ça se peut, mais pour combien de temps ? Si les logiciels peuvent modifier les mouvements des lèvres en fonction du texte, rien n’empêche les producteurs de leur fournir leurs propres textes. Éventuellement, nous jouerons peut-être un rôle de réviseur... »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.