Aller au boulot. Symboliquement.

Joëlle Dupont commence la journée bien tranquillement. Un bon chocolat chaud, un peu de lecture. Puis, elle s’habille chaudement pour sortir et marcher une vingtaine de minutes pour aller au boulot. Elle passe parfois par le parc La Fontaine, parfois par les jolies rues résidentielles du Plateau Mont-Royal pour revenir chez elle. Parce que le boulot, c’est à la maison, comme pour bien des gens ces temps-ci.

Les anglophones appellent ce trajet fake commute, qu’on pourrait traduire approximativement par pseudo-navettage. Et pour Pascale Brillon, psychologue, professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et directrice du laboratoire Trauma et résilience, c’est une bonne stratégie pour marquer une coupure entre la vie personnelle et la vie professionnelle. C’est un sas, une zone tampon entre deux univers.

« Autrefois, ce sas était très concret, rappelle-t-elle. On prenait le métro, l’autobus. On partait de la maison comme papa, on arrivait au travail comme cadre ou comme médecin. »

Cette zone tampon qui existait tout naturellement entre la maison et le boulot a disparu avec le télétravail. On est maintenant cadre ou médecin à la maison, au risque de se sentir au travail tout le temps.

« Il y a une fusion des deux identités, l’identité personnelle et l’identité professionnelle, ce qui est très malsain. Plusieurs parlent d’une diminution de la concentration et de la performance. »

— Pascale Brillon, psychologue

Il y a également un risque d’épuisement personnel, d’où l’importance de tracer une frontière claire entre les deux univers. Mme Brillon préconise l’idée de maximiser les différences entre les deux identités. Il faudrait notamment s’habiller différemment. Certains se maquillent ou se parfument pour accentuer cette différence. La psychologue a consigné d’autres trucs dans un livre qui vient de paraître, Entretenir ma vitalité d’aidant.

« Idéalement, on devrait avoir une pièce qui se ferme, une pièce où on laisse l’ordinateur le soir. »

Une nouvelle identité

Le fait de sortir de la maison pour « aller au boulot » constitue une autre stratégie en ce sens. Mme Brillon préconise d’utiliser tous ses sens pendant cette période tampon. On peut observer la nature, les gens. On peut écouter le silence ou du AC/DC. On peut manger un petit bout de chocolat noir. Mais pas avaler quelque chose en deux bouchées parce qu’on n’a pas eu le temps de déjeuner, ce qui serait néfaste.

« Ça permet de laisser derrière son ancienne identité et d’accéder plus facilement à la nouvelle », affirme Mme Brillon.

Pendant sa marche, Joëlle Dupont écoute souvent de la musique.

« Je vais penser à tout et à n’importe quoi, mais pas au travail. Je veux vraiment m’aérer l’esprit. »

— Joëlle Dupont

Avocate, elle est conseillère en relations de travail auprès de travailleurs de la santé. « C’est un travail très lourd, intellectuellement et émotionnellement. Nos membres souffrent beaucoup actuellement, leurs conditions sont vraiment difficiles. Ça me fait du bien de sortir, prendre une marche. Puis je rentre à la maison pour préparer le souper tranquillement. »

Pour Sonia Lupien, fondatrice et directrice scientifique du Centre d’études sur le stress humain, une petite marche est une excellente façon de combattre le stress.

« Quand on se sent stressé, on va aller perdre l’énergie qu’on a mobilisée, ce qui va faire en sorte que notre stress va diminuer », explique-t-elle.

Marcher, n’importe quand

Cet effet bénéfique ne se limite pas aux promenades de début de matinée ou de fin de journée. C’est pour cela qu’elle se méfie un peu du concept de fake commute.

« Ce qui me fait peur, c’est qu’une dame, qui n’a pas eu le temps de sortir le matin parce que le petit a pleuré plus longtemps que prévu, se dise que ça ne vaut plus la peine de sortir. »

— Sonia Lupien, fondatrice et directrice scientifique du Centre d’études sur le stress humain

Elle estime qu’une marche est de plus en plus bénéfique à mesure que le stress augmente. « Il y a des chances qu’on soit plus stressé à midi qu’à 8 h, si c’est le travail qui stresse », a indiqué Mme Lupien lors d’une entrevue téléphonique qu’elle accordait justement alors qu’elle promenait son chien, à l’heure du midi.

Elle ajoute que la notion de fake commute tient un peu pour acquis que le travail est comme avant : une période de sept ou huit heures de travail intensif.

« Ce que j’observe autour de moi, c’est que contrairement à avant, le travail est plus fragmenté : on fait un petit bout, on va faire le marché, on revient, on fait un autre petit bout, on va sur le tapis roulant, on revient, on fait un autre petit bout… Une marche à n’importe quel moment de cette fragmentation est tout aussi efficace, sinon plus, que de s’obliger à le faire le matin et le soir. »

Une marche le midi a également l’avantage de faire le plein de lumière, ce qui est bénéfique pour bien des gens.

Il y a toutefois un certain danger à une promenade, qu’elle soit le matin, le midi ou le soir : le risque de ruminer des idées noires. « Souvent, quand je vais promener mon chien, je me mets à ruminer, raconte Mme Lupien. Le hamster que j’ai dans la tête part… Quand ça arrive, je me mets un livre audio ou de la musique. Mais des fois, ça ne fait pas ça. »

Pascale Brillon indique qu’il peut effectivement arriver que quelqu’un passe les 10 premières minutes de sa marche à bougonner. « On va avoir l’espoir que ce moment va être plus rentable à l’extérieur qu’à la maison en train de garrocher des verres, qu’il va s’atténuer et qu’on pourra profiter des autres minutes pour s’apaiser et faire une coupure. »

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