Le marché noir de l’alcool au Québec

De grands crus vendus sous le manteau

Des réseaux illégaux de vente de vin en ligne sont fréquentés par des connaisseurs assoiffés de produits rares. S’ils craignent de se faire prendre, ils sont peu embêtés par la police. Portrait d’un phénomène obscur.

UN DOSSIER DE NATHAËLLE MORISSETTE ET DE STÉPHANIE BÉRUBÉ

Le marché noir de l’alcool au Québec

La nouvelle contrebande d'alcool

Ghyslain* est fou du vin. Il adore les maisons françaises prestigieuses, a un penchant pour la Bourgogne. À l’écouter parler, on comprend vite que sa passion a viré à l’obsession.

Depuis une dizaine d’années, il collectionne les grands crus par centaines. Il a des millions de points Inspire. Il fait partie de ce groupe sélect des grands connaisseurs de la Société des alcools du Québec (SAQ), où les clients qui dépensent au moins 25 000 $ annuellement ont droit à des services personnalisés et ont accès à des produits en primeur.

Lui dépense aisément 10 fois le seuil minimum pour faire partie du groupe. L’argent n’est pas un obstacle pour mettre la main sur un grand cru convoité. Pourtant, depuis quelques années, il est insatisfait du service VIP de la SAQ.

La raison ?

Il voit des bouteilles lui filer sous le nez, car elles sont, selon lui, offertes à des clients plus prestigieux ou par l’entremise de la loterie de la SAQ, où il n’a pas toujours la main heureuse. « Ça m’agace ! », admet-il.

Il s’intéresse peu à la revente, plus à la possession. Depuis quatre ou cinq ans, il s’est donc tourné vers des sites illégaux, où la spéculation est reine et fait monter les enchères.

Ghyslain, qui ne s’appelle donc pas vraiment Ghyslain, a reçu La Presse chez lui, où il a ouvert son ordinateur pour nous présenter son modus operandi.

« Si tu veux avoir de vieux millésimes, c’est là que le marché alternatif devient intéressant pour un collectionneur. Si je cherche un bordeaux 2009, ça fait 10 ans que la SAQ n’en a pas. »

— Ghyslain, collectionneur de grands vins

S’il utilise l’adjectif « alternatif », cet amateur de vin est bien conscient que ce type d’activité est illégale.

Des restaurateurs se tournent également parfois vers la vente au noir afin de pouvoir offrir de grandes bouteilles à des clients de plus en plus exigeants.

Ghyslain, lui, est actif sur plusieurs sites de revente, sous différents noms. Il achète aussi par l’entremise d’un agent qui se trouve en Alberta et qui met la main sur de grands crus pour ses clients québécois, nombreux. Dans cette province, il n’est pas illégal de commander et de se faire livrer directement chez soi des vins provenant de l’étranger.

Les bouteilles sont ensuite acheminées par service de livraison, en toute illégalité. Toutefois, au Québec, des membres qui font partie de ces réseaux, largement masculins, effectuent parfois la livraison ou prennent en charge une partie du chemin de la bouteille pour éviter de passer par la poste ou par un service de livraison traditionnel. Plusieurs se connaissent et fraternisent, car ils se croisent sur différents sites.

Le parcours de ces bouteilles reste nébuleux. Parfois, il s’agit de revente de vin acquis légalement à la SAQ. Ghyslain y achète d’ailleurs tout ce qu’il peut, même ce qu’il ne veut pas, car les bouteilles peuvent être convoitées ensuite pour un échange. Ce faisant, il prive l’amateur qui voulait vraiment le vin en question. Souvent, le chemin des cuvées qui se retrouvent sur les sites illégaux est plus sinueux, voire douteux.

Pour faire partie de ces groupes, un nouveau venu doit être parrainé par un membre actif, afin d’éviter des infiltrations par la police ou des journalistes.

La police et la SAQ

Selon notre collectionneur, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a fermé trois sites de revente illégaux depuis un an. La GRC, touchée par le conflit de travail des employés fédéraux, n’a pu nous confirmer cette information. Aucune accusation n’a été portée contre les utilisateurs, qui ouvrent une nouvelle version de leur site dès que la précédente est fermée par la police.

Afin de ne pas éveiller l’intérêt des agents de la GRC, des codes sont insérés dans les offres des transactions en ligne. Il n’y a jamais de symboles de dollar dans les descriptions des bouteilles, on utilise plutôt des émoticônes. Des caractères spéciaux sont insérés dans les noms de vins et scotchs rares afin que les forces de l’ordre ne trouvent pas le site avec une recherche par mots-clés.

Les illégaux ont développé des moyens de brouiller les pistes.

« Lorsque nous obtenons des informations sur la vente d’alcool en ligne, une enquête est entamée, les sujets sont interpellés et les dossiers sont soumis au Directeur des poursuites criminelles et pénales », précise le Service de police de la Ville de Montréal. Dans la dernière année, 13 contrevenants, impliqués dans la vente de boissons alcooliques sans permis, ont été accusés en vertu de la Loi sur les infractions en matière de boissons alcooliques.

Certains sites et lieux d’échange sont moins sophistiqués que d’autres – et plus faciles à repérer. Au Québec, le groupe Facebook Transactions juteuses permet à des amateurs de bière, de whisky et de vin d’échanger des bouteilles, ce qui est tout aussi illégal. Il a été fondé en 2021 par un employé de la SAQ qui, joint par La Presse, a assuré qu’il croyait que l’échange était permis sur ce genre de plateforme.

Le but du site, affirme-t-il, est de permettre à des gens de mettre la main sur des bouteilles difficiles à obtenir autrement ou de pouvoir écouler des vins achetés en caisse, en importation privée. On est plus ici dans le vin nature et québécois. Si les règles du jeu précisent que le site veut faire des échanges, certains membres ne se gênent pas pour proposer du vin à vendre.

Au Québec, tout le commerce de la boisson alcoolisée passe par la SAQ, qui encadre aussi les ventes aux enchères ou les ventes de caves. Le monopole en retire chaque fois une commission. Toute vente entre particuliers, non déclarée, est interdite. Ce qui n’a jamais empêché des copains de faire des transactions entre eux, de manière confidentielle. Des collectionneurs trouvent aussi le moyen de mettre la main sur des bouteilles rares ; le phénomène est bien connu dans le milieu.

La multiplication des réseaux qui permettent la vente en ligne est un phénomène plus récent. Et plus risqué.

Selon Ghyslain, la société d’État connaît l’existence de ces sites, ce qu’a effectivement confirmé Linda Bouchard, porte-parole de la SAQ.

« Nous sommes au fait de l’existence des sites illégaux de revente d’alcool. Le nombre limité de certains produits offerts à la SAQ ne légitimise pas la revente ni l’achat de ces produits sur différentes plateformes. De notre côté, on ne peut évaluer le montant de ces ventes puisqu’on ne connaît pas la quantité et la provenance des produits vendus. »

— Linda Bouchard, porte-parole de la SAQ

La Régie des alcools, des courses et des jeux (RACJ), de son côté, n’était pas au courant de l’existence de ces sites. « Vous me l’apprenez », a admis sa porte-parole, Me Joyce Tremblay. Selon elle, la Régie n’a aucun « pouvoir habilitant ». Même lorsqu’il s’agit de restaurateurs ? « Si ça concerne nos titulaires, il faut que la police nous apporte un rapport d’évènement. »

Un monde de connaisseurs

Les actions policières dans ce domaine demeurent exceptionnelles. Au mois de novembre 2022, le Service de police de l’agglomération de Longueuil a arrêté un homme à Belœil. Il avait en sa possession 350 bouteilles de whisky d’une valeur totale de 80 000 $ à 100 000 $. La police de Longueuil indique avoir transmis le dossier au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) la semaine dernière. L’homme devrait vraisemblablement faire face à la justice pour revente d’alcool illégale, entre autres.

Des bouteilles de cette valeur ne sont pas vendues sous le manteau dans un parc de Belœil : elles sont destinées à des connaisseurs habitués à payer des centaines de dollars pour une bouteille de collection.

Jean-Philippe Borquez est administrateur des Enthousiastes du whisky, qui regroupe plus de 700 amateurs. Il connaît bien les réseaux parallèles. Selon lui, il existe au Québec une dizaine de sites de revente et d’échanges juste pour le whisky. Les amateurs peuvent y échanger des bouteilles, en vendre ou même les proposer à la loterie ou selon un poker, ce qui double l’infraction, car il s’agit aussi de jeu illégal.

La durée de vie de ces groupes est variable, certains sont éphémères. Au lendemain de la saisie de la police de Longueuil, l’automne dernier, certains sites ont fermé, d’autres ont perdu des membres.

Jean-Philippe Borquez estime que la SAQ ne sert pas adéquatement les connaisseurs de whisky. « J’ai vraiment l’impression qu’on n’est pas haut dans les priorités de la SAQ. Ça fait monter la frustration. Alors les gens se tournent vers d’autres réseaux. »

La police de Longueuil a aussi mis la main sur la liste des clients de l’homme arrêté, mais il n’y a toujours pas d’accusations déposées contre d’autres personnes liées à cette affaire.

Pourquoi ?

La vente et le recel d’alcool prestigieux sont des crimes économiques. Les policiers ont des priorités plus haut placées dans leurs listes que de poursuivre des collectionneurs qui dépensent des fortunes pour compléter leurs verticales de Romanée-Conti ou poursuivre leurs lots de whisky écossais numérotés.

Car c’est bien de cela qu’il est question : des collectionneurs pour qui la quête de la bouteille manquante peut virer à l’obsession, ce qui les mène à se tourner vers le marché noir.

Avec la possibilité réelle de se faire épingler.

* Prénom fictif pour protéger l’anonymat de notre interlocuteur

1,35 milliard

Dividendes remis au gouvernement du Québec par la SAQ pour l’exercice 2021-2022. Une hausse de 10,7 % comparativement à l’exercice précédent.

3,85 milliards

Ventes de la SAQ pour l’exercice 2021-2022. C’est 196 millions de dollars au-delà des prévisions.

Source : SAQ

Le marché noir de l’alcool au Québec

Petit lexique

Loterie

La SAQ propose des produits courants, offerts partout au Québec, mais arrive aussi à mettre la main sur des alcools dont les quantités sont limitées. Dans ce cas, elle les propose en loterie, ouverte à tous sur son site web. Le nombre de loteries est passé de trois à cinq par année, puis à une dizaine maintenant. Où que vous soyez au Québec, qui que vous soyez, vous pouvez miser sur une bouteille de bourgogne ou un whisky écossais. Si vous êtes chanceux, vous remportez le droit de l’acheter. Certains articles sont très prisés et de nombreux amateurs misent plusieurs fois sur un produit – en demandant à des copains de le faire pour eux, avec leur identifiant SAQ, ou en se créant plusieurs comptes eux-mêmes. La pratique est bien connue dans le milieu. Des restaurateurs demandent aussi à leurs employés de miser pour obtenir des crus convoités qu’ils pourront ajouter à leur carte, pour leur clientèle de connaisseurs. L’année dernière, environ 175 000 bouteilles ont été attribuées par loterie.

Spéculation

Si la SAQ doit essuyer de nombreuses critiques, un point fait généralement consensus : sa sélection est vaste et les prix sont justes, notamment pour des cuvées rares. Ce qui peut faire saliver les amateurs qui se trouvent juste de l’autre côté de la frontière : les Américains payent parfois beaucoup plus cher pour la même bouteille, surtout si elle est rare. Ce qui n’empêche pas la spéculation au Québec. Un amateur qui met la main sur un pinot noir de Bourgogne à la loterie (des crus qui se raréfient sur le marché) peut très bien le revendre sur un site illégal, à fort profit, ou alors en toute légalité dans un encan.

Encan

La revente d’alcool est très encadrée au Québec. La revente légale s’y fait surtout par les encans – Iegor – Hôtel des encans a une tradition de vente de vins, parfois des crus très prestigieux. Dans ce cas, le vendeur paye 20 % de commission, la moitié va à Iegor, l’autre à la SAQ. Si un chanceux gagne une belle bouteille à la loterie, la paie 500 $ et la revend à l’encan le double, la SAQ recevra 100 $ pour la seconde transaction d’une bouteille qu’elle a déjà vendue une première fois – que ça soit le mois précédent ou il y a quelques années. D’autres canaux sont permis pour la revente d’alcool : la société de gestion de celliers Alfred, une entreprise de Québec, permet à ses membres de vendre et d’acheter des bouteilles. La SAQ perçoit des frais de contrôle équivalant à 2,5 % de la valeur de la vente. La société d’État fait une validation de la vente, une fois qu’elle est effectuée.

Les grands dégustateurs

La SAQ est très discrète sur les services offerts à ces collectionneurs qui dépensent au moins 25 000 $ annuellement en vin – souvent beaucoup plus. Ces amoureux du vin ont accès à certains produits avant l’ensemble de la population et peuvent participer à des voyages ou à des soirées avec des vignerons, sur promesse d’achat. Ce club sélect compte autour de 400 membres qui ont aussi accès, parfois, à des bouteilles provenant de la cave de vieillissement du monopole. Deux conseillers de la SAQ leur sont entièrement attribués, Stéphane Leroux et Ghislain Caron.

La cave de vieillissement

La SAQ possède une cave de belles bouteilles que l’on nomme de différentes manières, mais qui est généralement désignée comme la cave de vieillissement. La société d’État se garde le droit de choisir des bouteilles prestigieuses et rares des agences d’importation avec qui elle travaille, avant de les offrir en loterie ou dans son réseau. Qu’est-ce qui se trouve dans cette mystérieuse cave ? Impossible de le savoir, puisque la SAQ a refusé de remettre à La Presse la liste des produits qui s’y trouvent. La porte-parole de la société d’État nous a toutefois dévoilé qu’on y trouvait des Château Lafite, des Château Cheval Blanc et des Petrus, sans préciser les cuvées, les millésimes ou le nombre de bouteilles en stock.

Le marché noir de l’alcool au Québec

Des bouteilles québécoises… vendues au noir

Il n’y a pas que les vins prisés du domaine de la Romanée-Conti qui apparaissent sur des sites de revente. Des bouteilles québécoises font également l’objet de transactions sur ce marché parallèle. Les producteurs concernés osent croire qu’il s’agit d’un phénomène isolé.

« Je ne peux pas croire que des gens soient aussi fous pour des bouteilles de raisin fermenté », lance en riant Véronique Hupin, copropriétaire du vignoble Les Pervenches à Farnham.

Ses bouteilles, comme celles du Domaine du Nival, de Pinard et Filles et de Joy Hill, se sont retrouvées sur Transactions juteuses, un groupe Facebook d’échange et d’achat d’alcool. Ignorant l’existence de ce site avant l’appel de La Presse, la vigneronne avait toutefois eu vent il y a quelques années que ses vins circulaient sur des réseaux parallèles.

On lui a même déjà rapporté que ses bouteilles étaient sur les tablettes d’une épicerie fine à laquelle... elle n’en avait jamais vendu. Comment s’étaient-elles retrouvées là ?

« J’ai toujours cru que c’était des cas isolés, admet-elle. On n’a jamais pris le temps de faire des suivis ou d’aller voir de nos propres yeux ce que les gens nous disaient. »

« Je ne peux pas croire que ce sont des volumes importants. Je sais où vont tous mes vins », ajoute celle qui produit annuellement 28 000 bouteilles. La vigneronne assure qu’elle connaît ses clients et qu’elle leur a pas mal tous déjà serré la main au moins une fois, puisque la plupart viennent au vignoble chercher leurs caisses.

Pas un gros phénomène...

À Saint-Louis, au Domaine du Nival, Matthieu Beauchemin a déjà vu passer ses bouteilles sur des sites d’échange, mais à l’instar de Véronique Hupin, il a l’impression, du moins dans le cas des vins québécois, que le phénomène n’est pas de très grande ampleur.

« On le sait que ça se fait dans le vin. Pas tant que ça avec nos vins. Il n’y a personne qui tuerait pour avoir une bouteille de Nival », affirme-t-il.

« Il y a des gens qui achètent chez nous en caisses et qui la partagent avec des amis, illustre le producteur. Ça s’est toujours fait. »

« La question, c’est : est-ce que les gens en achètent pour eux et en partie pour d’autres ou ils en achètent uniquement dans le but de les revendre et de faire de l’argent ? Il y a une différence entre revendre à profit et revendre au prix que tu as payé. »

— Matthieu Beauchemin, du Domaine du Nival

Est-il à l’aise avec l’idée que des gens puissent faire de l’argent avec ses bouteilles ? « Il y a des choses sur lesquelles je lâche prise dans la vie, répond-il après quelques secondes de réflexion. Évidemment, on n’embrasse pas ça. On ne souhaite pas ça. Mais on a somme toute assez peu de contrôle. »

Le consommateur qui paie

Et à la fin, ce sont les clients qui achètent sur ces sites qui sont les grands perdants, soutiennent les deux producteurs de vin. « Au bout du compte, c’est le consommateur qui paie plus cher. Nous, on fait tout pour garder nos coûts le plus bas qu’on peut », soutient Véronique Hupin.

« Si une personne paie 150-200 $ pour une de nos bouteilles, après, elle peut être déçue, parce que ça ne vaut pas ça », souligne Matthieu Beauchemin.

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