La fin des patates en poudre, qu’ils disaient

Johanne ne s’est jamais plainte du CHSLD Légaré. Jamais, en dix ans. Son père, Roger, y a obtenu une place en 2011. Sa mère, Marguerite, en 2015. Depuis le temps, Johanne connaît l’endroit comme le fond de sa poche. Elle l’a toujours trouvé « super ».

« Mon père a vécu là dix ans et a été heureux pendant dix ans », dit-elle. Roger s’assoyait toujours à la cafétéria de l’établissement du quartier Ahuntsic pour prendre ses repas. Les menus étaient bons. Il y avait du choix.

Puis est arrivée la première vague. Roger a été emporté le 14 avril 2020. Marguerite a survécu.

Johanne a fait le deuil de son père. Sans se plaindre.

Elle ne réclame pas pour sa mère une « maison des aînés » toute neuve, dotée d’un atrium baigné de lumière. Elle n’exige pas de milieu de vie rêvé, celui promis sur les belles maquettes d’un gouvernement qui a dit plus jamais, plus jamais.

Tout ce qu’elle veut, pour sa vieille mère, ce sont de bons soins. De l’aération. Et une bonne alimentation. Juste ça. Des repas chauds, préparés à point.

Parce que depuis six mois, Marguerite, 93 ans, doit se nourrir de plats infects, indigestes. Indignes.

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En juin 2021, le CHSLD Légaré a fermé sa cuisine pour s’approvisionner à l’hôpital de Rivière-des-Prairies. Deux autres CHSLD de Montréal ont subi le même sort. Les plats sont préparés des jours à l’avance, à l’hôpital, avant d’être charroyés par camions, puis réchauffés pendant des heures.

Même les frites et les hot-dogs sont réchauffés. Même… les salades.

Johanne m’a transmis des photos de bouts de laitue iceberg flétrie, brunâtre, servis à sa mère. Des tranches de concombre desséchées. Ç’a l’air immangeable.

Dimanche, Marguerite a eu droit à du macaroni chinois tellement sec qu’elle a failli s’étouffer. Elle qui aimait tant la soupe et les potages doit maintenant se contenter de deux ou trois malheureux bouts de pâte flottant dans un bouillon clair. Le tout servi dans des contenants de styromousse.

« Ça n’a l’air de rien. Ça ne ressemble pas à de la nourriture, dit Johanne en soupirant. Les employés ont le visage long à chaque repas. » Ils ont honte de ce qu’ils servent aux résidants.

La semaine dernière, Johanne a écrit une longue lettre à Frédéric Abergel, président-directeur général du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal. Elle s’est un peu emportée : « Je n’offrirais pas un repas semblable à mon animal de compagnie ! ! ! »

C’est le coordonnateur au service alimentaire, Joël Daigneault, qui lui a répondu : « Cette centralisation n’est pas faite au détriment de la qualité de la nourriture servie. Au contraire, elle permet d’assurer la constance des menus. »

Eh oui, au CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal, on sert peut-être de la cuisine exécrable aux aînés, mais ça permet d’assurer la constance des menus ! Réjouissez-vous, chers résidants : les semelles de bottes et les patates en poudre n’auront jamais été aussi constantes !

Selon Joël Daigneault, la centralisation des cuisines « a été effectuée avec l’objectif d’assurer le contrôle de la qualité des repas offerts, tout en répondant aux défis de main-d’œuvre ».

Je vous laisse départager le baratin et la réalité dans cette explication.

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Un reportage du Journal de Montréal a montré mardi des exemples de repas dégoûtants servis dans les CHSLD Légaré, Paul-Gouin et Paul-Lizotte, tous trois desservis, désormais, par l’hôpital de Rivière-des-Prairies.

Du pâté chinois semblable à un bloc de ciment posé sur une mince croûte carbonisée. Un morceau de viande flottant dans une sauce brune dégelée, en eau…

Par courriel, la porte-parole du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal admet que ces repas « ne répondent en aucun cas à [leurs] standards de qualité ». Elle fait valoir qu’ils ont été servis à la suite du bris d’un extincteur dans les cuisines de l’hôpital, le 28 novembre, ce qui a forcé les CHSLD à se rabattre sur un traiteur en catastrophe.

Reste que des résidants et leurs proches disent que ça dure depuis bien plus longtemps.

Depuis que le CIUSSS a voulu régler son problème de main-d’œuvre en regroupant dans la même cuisine la préparation de tous les repas, refroidis, trimballés, réchauffés…

On est loin du coq au vin et du pavé de saumon présentés en grande pompe par l’ancien ministre de la Santé Gaétan Barrette, en 2016, lors de l’annonce de la fin des patates en poudre au CHSLD. Vous savez, cette autre fois où le gouvernement avait dit plus jamais, plus jamais…

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Marguerite souffre d’alzheimer. Elle adore les déjeuners traditionnels. Désormais, elle n’a plus le goût des fèves au lard séchées et des œufs trop cuits.

« Il y a un résidant qui avait toute sa tête. Quand les repas venaient, il disait : “Je ne peux pas croire que je vais être obligé de manger cela.” Croyez-le ou non, il s’est laissé mourir de faim… »

— Johanne, fille de Marguerite

Johanne sait que personne n’est animé de mauvaises intentions dans cette histoire. Elle espère toutefois que le CIUSSS admettra son erreur et fera marche arrière.

Le temps presse. « Quand allez-vous vous préoccuper du dernier plaisir qui reste à la majorité des personnes habitant sous votre toit ? », a-t-elle écrit dans sa lettre au PDG.

« Est-ce une fin de vie dans la dignité quand l’alimentation devient une entrave au bonheur ? »

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