Centres jeunesse

La fugue de Mlle B. 

Le criminologue Denis Lafortune a accepté de nous expliquer comment les centres jeunesse devraient traiter un cas de fugue avec l’histoire fictive de Mlle B., une jeune fugueuse qui cherche à devenir escorte et en est à sa cinquième fugue.

LA PLACER EN ENCADREMENT INTENSIF

Pendant une semaine ou deux, Mlle B. va être de très mauvaise humeur de se retrouver en centre fermé, derrière des portes verrouillées. « Dans son esprit, elle va juste être en prison. » Il faut donc prévoir une période d’acclimatation. Autre scénario : Mlle B. peut être très conformiste et recracher aux intervenants exactement le discours qu’ils veulent entendre. C’était la dernière fois, elle a pris conscience des risques…

ÉVITER D’ISOLER LA JEUNE POUR PLUS DE 24 HEURES

Les centres jeunesse placent souvent les jeunes fugueurs dans des unités « d’arrêt d’agir » à leur retour d’une fugue. En clair, cela signifie qu’ils sont non seulement dans un centre sécuritaire, mais également isolés dans une chambre pendant plusieurs jours. Cette pratique est contre-productive, estime M. Lafortune. « C’est l’équivalent d’une punition de retour. » On devrait au contraire réintégrer le plus rapidement possible la jeune aux activités normales de l’unité.

LUI EXPLIQUER POURQUOI ELLE EST LÀ

Il faut qu’on explique à Mlle B. pourquoi on l’a placée dans un centre sécuritaire. Pour elle, son comportement de fugueuse ne constitue pas un problème. « C’est exactement comme un toxicomane. Pour lui, il n’en a pas de problème de drogue. Alors pourquoi il trouverait une solution ? Il faut d’abord qu’il réalise qu’il y a bel et bien un problème. C’est pas facile de se faire sermonner par quelqu’un quand on est convaincu qu’on n’a pas de problème. »

CRÉER LE DOUTE

L’objectif est de créer de l’ambivalence face aux fugues, de créer une brèche dans les certitudes de Mlle B. Les intervenants doivent donc accepter de considérer également le point de vue de la jeune et les avantages qu’elle tire de son comportement de fugueuse. Liberté, argent, glamour… « Oui, tu as le luxe, la liberté, et ton chum. Mais il faut que tu regardes aussi ce que ça te coûte. Les dangers que tu cours. » L’encadrement intensif doit se poursuivre jusqu’à une prise de conscience réelle. « Tant qu’on n’a pas l’impression qu’on avance, tant que le risque semble présent, on poursuit le placement », affirme M. Lafortune. 

Clientèles à risque

Les centres jeunesse font fausse route, dénonce un criminologue

Les centres jeunesse devraient garder les clientèles à risque dans des unités fermées pour des séjours beaucoup plus longs : les pratiques actuelles sont non seulement dangereuses pour les jeunes, mais n’ont, dans plusieurs cas, « aucun bon sens », dénonce un criminologue qui travaille depuis 10 ans sur la délicate question de l’encadrement intensif.

Denis Lafortune, criminologue à l’Université de Montréal, est formel : le balancier est allé beaucoup trop loin dans le sens de permettre aux jeunes de pouvoir sortir librement des centres de réadaptation.

Oui, la législation adoptée en 2007 limite à 30 jours le premier séjour dans les unités fermées. Mais ce séjour est renouvelable pour un autre 30 jours, et ensuite, un tribunal peut autoriser les autorités des centres jeunesse à restreindre les libertés des jeunes pendant plusieurs mois. Or, ces dispositions sont très peu utilisées dans les centres jeunesse.

« Les gens dans les centres jeunesse ont l’impression qu’il faut mettre le jeune hors de ces unités après 30 jours. Ils pensent qu’ils s’exposent à des plaintes si ça n’est pas le cas. Alors ils préfèrent se simplifier la vie et sortir le jeune après 30 jours. Avec ces adolescents, 30 jours, ça ne donne rien ! Ça peut même être néfaste: le jeune change constamment d’unité. C’est vraiment une mauvaise pratique que d’avoir des allers-retours semblables. »

« CE N'EST PAS UNE PRISON ! »

Ses travaux démontrent que près de 45 % des jeunes qui ont fréquenté les unités d’encadrement intensif l’ont fait plus d’une fois. « C’est contre-productif et nuisible. Il y a tout lieu de penser que cela engendre une instabilité de la mesure de placement et malheureusement une forme de barouettage des jeunes. Il faudrait avoir le courage de garder une jeune fille huit mois en encadrement intensif s’il le faut, et oser soutenir cette position devant un juge, plutôt que de lui faire vivre quatre allers-retours d’un mois ou deux ! »

M. Lafortune estime que seulement un jeune sur cinq demeure dans ces unités plus de 60 jours. C’est trop peu, selon lui. 

« Ça m’apparaît insuffisant, 60 jours, compte tenu du public qu’on dessert. Des hyperactifs, des fugueurs, des délinquants criminalisés… Deux mois, ça n’est pas assez. »

— Denis Lafortune, criminologue à l’Université de Montréal

Le criminologue s’insurge contre « un courant juridique » qui « est décroché de la réalité », estime-t-il. « Un moment donné, il faut reconnaître la nécessité d’un encadrement intensif de plus de six mois. Ce n’est pas une prison ! dit-il. Il y a une crainte de la fermeté, qui est parfois nécessaire. »

INTERPRÉTATION « SIMPLISTE » DE LA LOI

Sur le terrain, M. Lafortune a également constaté que le personnel des centres jeunesse interprète de façon beaucoup trop restrictive les motifs qui peuvent conduire un jeune à se retrouver en unité fermée.

« Les gens pensent que s’ils ont une fugueuse, le motif pour admettre en encadrement intensif, c’est la fugue. Après 30 jours derrière des portes barrées, évidemment, la jeune ne fugue plus. Leur interprétation, c’est que le motif a disparu. Or, le motif, c’est le fond du problème. Pourquoi elle fugue ? On interprète la loi d’une manière beaucoup trop simpliste. »

29

Les changements à la loi, en 2007, ont fait passer le nombre d’unités d’encadrement intensif de 75 à 29.

Il s’agit d’une réduction des deux tiers, souligne le criminologue. « Le changement a été raide. On est passé de neuf unités à une seule à Montréal. En deux ou trois mois, on a vidé huit unités ! »

Mais la situation qui prévaut hors des grands centres urbains est encore plus inquiétante, selon lui. À cause de contraintes budgétaires, les centres jeunesse ont dû créer une seule unité d’encadrement intensif, où la clientèle est extrêmement hétéroclite.

« Il y a des cas de santé mentale, des jeunes contrevenants, et des jeunes en protection qui ont besoin d’encadrement intensif. C’est un hôpital psychiatrique, une prison pour jeunes et un centre sécuritaire, tout ça en même temps. C’est limite mauvaise pratique professionnelle. On fait des dégâts avec ça. »

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