Le deuxième corps

Le prix à payer pour « envahir » le territoire masculin

Karen Messing, spécialiste reconnue mondialement de la santé des femmes au travail, rend compte de ses recherches sur le marché de l’emploi, où les femmes, victimes d'inégalités de genre, sont encore trop souvent considérées comme le sexe faible.

J’étais assise avec mes partenaires de recherche dans une petite pièce sans fenêtre, en compagnie de cinq autres femmes. Techniciennes en communication, ces femmes avaient travaillé toute la journée, réparant ou installant du matériel dans des résidences, des entreprises et des chantiers de construction. […] Nous avions organisé une rencontre parce que le comité de la condition féminine de leur centrale syndicale, en 2003, cherchait des solutions pour inciter les femmes à conserver ce type d’emploi, où leur présence, déjà minoritaire (seulement 16 des 1270 travailleurs de l’entreprise au Québec étaient des femmes), ne cessait de décroître. […]

Au départ, aucune ne semblait saisir l’objectif de cette rencontre, ni avoir grand-chose à rapporter. Pas de problème particulier, pas de différence de traitement par rapport à leurs collègues masculins. […]

Chantal nous a raconté qu’elle avait demandé à son supérieur, de façon confidentielle, d’assigner un autre technicien à un client qui lui avait fait des avances, mais que le contremaître s’était empressé de raconter l’histoire à la ronde, ce qui avait fait rire tout le monde. […] Plusieurs femmes du groupe ont aussi mentionné que certains outils étaient trop grands pour elles et qu’elles ne comprenaient pas pourquoi on ne leur fournissait pas un équipement adapté à leur taille. Mais, concluaient-elles, ce n’était pas un problème grave. Johanne avait réclamé à plusieurs reprises une ceinture à outils plus petite, mais ne l’avait jamais obtenue. Elle pouvait travailler avec celle qu’on lui avait fournie […], mais elle pesait plus de trois kilos et lui faisait mal aux hanches. Nous avons demandé si le port d’un harnais croisé faciliterait le transport des outils, puisque le poids serait partagé entre les épaules et les hanches. Les techniciennes ont toutes éclaté de rire. « Ouais, bien sûr, une sangle sur la poitrine qui fera ressortir nos seins, alors que nous passons la journée à essayer de faire oublier à tout le monde que nous sommes des femmes. » Il y a eu un moment de silence dans la pièce.

Et puis, durant la troisième heure de la rencontre, nous avons parlé des « vraies affaires ». […] Nos invitées nous ont raconté leurs batailles au sujet des échelles, une lutte que chacune avait menée en solitaire. L’entreprise possédait des échelles de trois formats (environ 7,5, 8 et 8,5 mètres de long). Elles étaient lourdes, difficiles à transporter et assez compliquées à installer sur les camions, surtout pour des personnes de petite taille. Dans la région de Montréal, on estimait que seul le format le plus court était nécessaire, de sorte que tous les camions étaient censés être équipés de petites échelles, plus faciles à manipuler. Dans les faits, toutefois, il arrivait souvent que seul le plus grand format soit disponible. Toutes les techniciennes participant à notre rencontre avaient demandé à leur contremaître de commander davantage de petites échelles ou du moins de leur réserver les plus facilement manipulables, en vain.

Plus la troisième heure avançait, plus d’autres histoires émergeaient : des exemples d’outils mal dimensionnés, des attaques verbales, des collègues qui n’arrêtaient pas de les harceler, d’autres qui refusaient de travailler avec elles ou essayaient activement de les faire virer. À les entendre parler, tout cela faisait partie de la routine, comme si ces inconvénients étaient le prix à payer pour « envahir » le territoire masculin.

Au fil de la discussion, cependant, les techniciennes ont réalisé qu’elles rencontraient les mêmes obstacles, au point d’en venir de plus en plus spontanément à partager leurs difficultés et à chercher ensemble des solutions. Pour nous toutes, ce fut un très beau moment de solidarité. […]

Pour accéder à des emplois non traditionnels, toutes ces femmes avaient surmonté de nombreux obstacles, un à un, et leur patience et leur persévérance avaient porté leurs fruits. Elles avaient dû affronter des insultes et bien d’autres formes d’adversité, mais elles avaient simplement serré les dents et tenu bon. […] Toutefois, les femmes pionnières devaient avant tout reconnaître qu’elles n’étaient pas traitées sur un pied d’égalité – un aveu très risqué dans un contexte où toute différence pouvait être interprétée comme un signe de faiblesse. Prenons, par exemple, les différences physiologiques entre les femmes et les hommes en ce qui concerne non seulement la taille et la force, mais aussi la morphologie, la fatigue musculaire, les mécanismes de la douleur, l’interférence hormonale dans la réaction à des substances chimiques toxiques, l’aggravation des crampes menstruelles par l’environnement de travail, l’incompatibilité de la grossesse ou de l’allaitement avec certaines tâches ou produits chimiques. Dans un milieu de travail qui n’est pas adapté au corps féminin, les travailleuses se retrouvent aux prises avec plus de douleurs, plus d’accidents de travail et plus de troubles musculo-squelettiques que leurs collègues masculins. Mais les femmes hésitent à faire mention de leurs différences, de peur qu’on invoque ces différences pour leur refuser un emploi ou une promotion. Et malheureusement, ce risque est bien réel.

Le deuxième corps – Femmes au travail, de la honte à la solidarité

Karen Messing

Écosociété

280 pages

Octobre 2021

Qui est Karen Messing ?

Spécialiste reconnue mondialement de la santé des femmes au travail, généticienne et ergonome, Karen Messing a transformé le regard des scientifiques et syndicalistes sur les questions de genre. Professeure émérite au département des sciences biologiques de l’UQAM, elle a cofondé le Centre de recherche interdisciplinaire sur le bien-être, la santé, la société et l’environnement. Elle est l’auteure de l'ouvrage Les souffrances invisibles. Pour une science du travail à l’écoute des gens (Écosociété, 2016).

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