Chronique

La trentenaire qui a fait le ménage chez les ingénieurs

Vous rappelez-vous la commission Charbonneau chargée d’enquêter sur la corruption et la collusion dans le monde de la construction ? Vous souvenez-vous des horreurs qu’on entendait jour après jour en regardant les audiences en continu ? Que ce soit au sujet de pots-de-vin, d’ententes secrètes, de favoritisme, impliquant fonctionnaires, élus, cadres syndicaux, gestionnaires du monde de la construction et… ingénieurs ?

C’est dans ce contexte, en 2013, que Kathy Baig, à qui l’ETS remettra un doctorat honorifique jeudi prochain, est arrivée au conseil d’administration de l’Ordre des ingénieurs du Québec (OIQ).

« J’étais en congé de maternité et je regardais ça en boucle, et je me disais que je devais faire quelque chose », raconte-t-elle.

L’organisme régissant la profession, dans ce contexte, n’allait pas exactement super bien.

Surcharge d’enquêtes professionnelles, bien sûr. Syndic débordé par plus de 600 enquêtes. Délais de 36 mois. Difficultés financières et importantes dysfonctions à la gouvernance, dont des présidents éjectables. La totale.

Mais rien pour décourager l’ingénieure d’à peine 35 ans, diplômée de Polytechnique en génie chimique, qui a occupé depuis sa sortie de l’école différents emplois chez IBM, Johnson & Johnson et une entreprise de destruction de déchets militaires, et qui termine alors un MBA tout en élevant deux enfants.

Et en 2016, alors que la tourmente n’a pas réellement cessé, quand on l’approche pour briguer la présidence de l’ordre, elle fonce, même s’il lui faudra passer par une élection auprès des 65 000 membres et battre cinq autres candidats. Tous des hommes de plus de 45 ans.

« Et ç’a joué dur, précise-t-elle. Beaucoup plus que je ne l’avais imaginé. »

Mais en juin de la même année, contre toute attente, elle est élue.

Et elle se sent d’attaque pour remettre l’organisme en crise sur les rails.

Mais en juillet, une bombe éclate. L’Ordre est mis sous tutelle.

« Mon monde s’est écroulé, raconte l’ingénieure. Je ne m’attendais pas à ça. »

Même si elle savait mieux que quiconque que ça n’allait pas, elle n’avait pas envisagé un geste si radical de la part du gouvernement.

« J’ai pris un week-end pour y penser. J’ai choisi de rester dans le bateau. Puis je me suis demandé : “Comment on s’en sort ?” »

La jeune femme, élevée par un père d’origine pakistanaise et une mère du Bas-du-Fleuve féministe qui lui a appris à combattre les injustices, prend le taureau par les cornes. Et dresse une liste d’objectifs. Il faut gérer la montagne d’enquêtes qui ont enseveli l’OIQ depuis le début des scandales efficacement et rapidement. Pour ça, il faut de l’argent. Faire accepter une hausse des cotisations. Il faut aussi ramener la profession au premier plan, rétablir la confiance. Retisser les liens entre le conseil d’administration et l’équipe de gestion de l’ordre.

Cinq ans plus tard, elle estime pouvoir dire : mission accomplie.

Aujourd’hui, « on est dans un autre monde ».

En 2019, après deux ans et demi de surveillance, la tutelle a été levée.

Le nombre de dossiers d’enquête en cours est de nouveau gérable – environ 150 –, tout comme les délais pour les décisions du syndic – moins de huit mois.

« On a l’argent nécessaire. Ça va bien. »

Mais Mme Baig admet que ça n’a pas été un long fleuve tranquille.

La jeune ingénieure a constaté les inégalités du monde en arrivant à l’université. « Avant, je n’avais jamais senti la différence. »

Comme jeune femme, dès son arrivée à l’OIQ, elle a vu qu’on ne l’écoutait pas autant que d’autres.

Mais son énergie et sa volonté de régler concrètement les problèmes ont fini par réveiller ceux qui ne la voyaient pas.

Chose certaine, aujourd’hui, ce n’est pas une leader controversée. Elle n’attire pas les passions. C’est une leader respectée, discrète et logique, à l’image de la profession. « C’est une personne qui cherche à trouver des solutions pour que tout le monde soit gagnant », me dit une ingénieure. « C’est une femme d’action qui sait faire arriver les choses. »

« Elle a réussi à mettre de l’avant le rôle des ingénieurs dans la société », me dit-on aussi. Ce qui était précisément un de ses défis, après la tutelle et la commission Charbonneau, qui avait drôlement endommagé leur réputation.

Le plus difficile, me dit Kathy Baig, a été de changer une culture organisationnelle. « Il fallait établir que ce qu’on fait, on le fait avec excellence. »

Donc, en fait, appliquer à l’organisation du travail au sein de l’organisme professionnel la même méthode qu’en génie, lorsqu’on cherche à trouver des solutions pratiques à des problèmes, à l’intérieur de certaines contraintes.

Une fois la culture changée, dit-elle, « le reste est venu de lui-même ».

Aujourd’hui, il ne reste devant l’Ordre qu’une quinzaine de dossiers liés aux problèmes de corruption et de collusion dont il a été question à la commission Charbonneau. Le reste, ce sont de grandes enquêtes techniques liées au travail pratique des ingénieurs, pas à leurs activités pour obtenir des contrats.

S’inquiète-t-elle de la stagnation du dossier Accurso, qui a été au centre de la commission Charbonneau et n’avance toujours pas ? « C’est dommage, on doit avoir le fond de l’histoire. »

Mme Baig vient d’être reportée à la tête de l’Ordre pour un troisième mandat, le dernier, qui finira en 2022. Que pense-t-elle faire ensuite ? Bien sûr, on lui a proposé de se lancer en politique, un projet qui la tente, mais pas dans un avenir rapproché. Pour le moment, elle croit avoir encore des choses à apprendre et à réaliser au privé.

Et à l’Ordre ?

Elle s’est donné notamment pour objectif d’augmenter le nombre de femmes au sein de la profession. Actuellement, elles représentent 15 % des membres. Mme Baig espère voir cela monter à 30 % des nouvelles inscriptions.

Dans son secteur, le génie chimique, la moitié des étudiantes étaient des femmes. Ce type de génie les attire plus.

Et pourquoi les autres, génie aérospatial, génie des mines, génie logiciel et génie informatique, les attirent-ils moins ?

Un mélange de méconnaissance de la profession, de stéréotypes renforcés par les pairs ou le système d’éducation, le manque de modèle et aussi, fait intéressant, la perception que certains secteurs du génie sont plus humains, plus axés vers les solutions pratiques pour aider directement les gens que d’autres.

« Les jeunes femmes cherchent ça », dit-elle.

Une autre bonne raison de les inclure plus que jamais dans tous les créneaux de cet important univers.

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