Polytechnique, 25 ans plus tard

En souvenir d’elles

Le soir du 6 décembre 1989, 14 familles ont été frappées de plein fouet par le geste de Marc Lépine. Comment ces familles se souviennent-elles de leur femme, leur fille, leur sœur, celle qui est tombée sous les balles ? Quel souvenir gardent-ils d’elles ? Nous avons reparlé à ces familles encore endeuillées, 25 ans après la tragédie.

— Propos recueillis par Nathalie Collard, Katia Gagnon et Judith Lachapelle

Geneviève Bergeron

21 ans

Étudiante en génie mécanique

« Hier, sur Facebook, j’ai vu tous ces gens qui partageaient l’invitation pour les cérémonies. Après 25 ans, cette solidarité me touche encore beaucoup. » Claire Roberge s’interrompt, la gorge nouée. Les années qui ont suivi la mort de Geneviève ont été éprouvantes. Sa mère, Thérèse Daviau, et son père, Gilles Bergeron (conjoint de Mme Roberge), sont aujourd’hui décédés. Le souvenir de Geneviève est perpétué notamment par sa sœur, Catherine, qui parle à ses deux ados de leur tante qu’ils n’ont jamais connue. « Je ne veux pas que ça tombe dans les limbes de notre mémoire collective, dit Catherine. On doit se souvenir qu’on n’est pas à l’abri, tout en faisant en sorte que ça nous porte vers l’avenir de manière positive. »

Anne-Marie Lemay

22 ans

Étudiante en génie mécanique

« Anne-Marie aurait 47 ans aujourd’hui, souligne Pierre Lemay, le père d’Anne-Marie Lemay. Elle fait partie de notre vie, de notre famille. Mais on n’est pas dans le deuil ni la douleur. Au début, c’était très dur. Mais au fil des ans, on a voulu que cet anniversaire ne nous empêche pas de festoyer. Certains 6 décembre on a participé à des fêtes, à des mariages. C’est certain que 25 ans ça marque. Il y aura des événements commémoratifs à l’Université de Montréal et à Polytechnique. Nous y serons, ma femme et moi. Pour notre autre fille, ça a été très dur. Elle n’avait qu’un an et demi de différence avec Anne-Marie. Elles étaient différentes mais très proches. Elle n’a jamais assisté à une cérémonie de commémoration, elle en était incapable. »

Sonia Pelletier

28 ans

Étudiante en génie mécanique  

Cadette d’une grande famille de Saint-Ulric, en Gaspésie, Sonia Pelletier était retournée aux études pour devenir ingénieure. Elle n’était qu’à quelques jours de décrocher son diplôme, et son dernier relevé de notes est constellé de A. « Mon père disait : “J’ai beau chercher, je ne lui trouve pas de défaut” », dit sa sœur, Micheline Pelletier. L’homme, décédé d’un cancer quatre ans après sa fille, n’a pas beaucoup montré la peine qui le rongeait, se souvient Micheline. « Mais une fois, il m’a dit que chaque soir, après avoir fait ses prières, il parlait à Sonia. » Micheline Pelletier, quant à elle, a toujours eu une pensée pour la mère du tireur. « Nous, les familles des victimes, on avait la fierté de nos filles. Elle, elle n’avait rien du tout. »

Michèle Richard

21 ans 

Étudiante en génie métallurgique 

« C’était une fille douce, joyeuse, brillante, belle. Elle vivait chaque instant intensément. Elle détestait la violence. » Quelques jours après sa mort, le copain de Michèle Richard décrivait ainsi son amoureuse à un journaliste. Dans les années qui ont suivi la tuerie, la mère de Michèle, Thérèse Martin, aujourd’hui décédée, s’est engagée avec d’autres parents de victimes dans la coalition pour le contrôle des armes. « D’autres parents ne doivent pas vivre ce qu’on a vécu, disait-elle en 1996. Si on ne peut que sauver une seule vie, et s’assurer que ce qui est arrivé à Polytechnique ne se reproduise plus, alors ça vaut la peine. »

Annie St-Arneault

23 ans

Étudiante en génie mécanique

Pendant quatre ans, au centre communautaire de La Tuque, les mots d’Annie St-Arneault ont résonné chaque 6 décembre. « On a organisé une soirée de poésie à cette date en mémoire d’Annie. Les gens étaient invités à lire des extraits des poèmes de ma sœur et aussi leur propre poésie », raconte son frère Serge St-Arneault, actuellement missionnaire en Zambie. Il a fait éditer les poèmes de sa sœur après sa mort. « Ça fait déjà 25 ans ! C’est incroyable… C’est comme si ça s’était passé hier. C’est encore très vivant dans nos vies, cet événement. »

Annie Turcotte

21 ans 

Étudiante en génie métallurgique

« Le temps passe, Annie aurait 45 ans aujourd’hui, raconte sa mère, Carmen Pépin. C’est toujours notre enfant chérie. Nous vieillissons et nous aurions aimé la voir vieillir. On l’a toujours gardée très vivante dans notre maison. Ses frères aussi. Leurs enfants savent qui était Annie et dans la famille, on se demande souvent : qu’aurait dit Annie ? Nous avons des petites-filles âgées dans la vingtaine, elles ont l’âge de s’identifier à leur tante. Chaque année, nous nous réunissons autour du 1er mars, la date de son anniversaire. Aujourd’hui, je considère que ma fille a été un cadeau dans ma vie. Tous nos souvenirs d’elle sont agréables. Après 25 ans, c’est sa vie que nous voulons célébrer. »

Hélène Colgan

23 ans

Étudiante en génie mécanique

« Il n’y a pas une journée qui passe sans que je pense à Hélène », dit son frère Claude Colgan. Ce jour-là, l’homme a perdu une sœur, dont il admire encore la détermination, mais aussi une confidente. « C’est une partie de moi-même qui est morte ce jour-là. » M. Colgan s’insurge contre ce qu’il qualifie de « récupération » de la tragédie de Polytechnique par les groupes qui militent pour le contrôle des armes à feu. « Je refuse qu’on se serve de la mort de ma sœur pour faire du financement de certains groupes. C’est dégueulasse », dit-il. La famille Colgan a vécu les commémorations de la tragédie, année après année, comme un fardeau. « On n’est jamais capables de compléter notre deuil parce que d’autres s’approprient la mort de notre être cher. » 

Nathalie Croteau

23 ans

Étudiante en génie mécanique

À Brossard, un centre communautaire, inauguré pour le quatrième anniversaire de la tragédie, porte le nom de Nathalie Croteau. La jeune femme, finissante en génie mécanique, était très amie avec une autre victime, Hélène Colgan. Les deux jeunes femmes se préparaient d’ailleurs à partir en vacances ensemble. Le soir du drame, la famille de Nathalie Croteau a longuement attendu qu’on confirme que leur fille faisait partie des victimes. « J’ai dû téléphoner à un de mes confrères, un policier à la retraite, pour avoir des informations », déplorait Fernard Croteau, le père de Nathalie, au lendemain de la tragédie.

Barbara Daigneault 

22 ans 

Étudiante en génie mécanique

On ne vend plus de roses en décembre à l’École de technologie supérieure (ETS) en mémoire de Barbara Daigneault, fille du fondateur du département de génie mécanique. Signe du temps qui passe, la tradition née à la suite de la tuerie de 1989 n’a pas trouvé la relève nécessaire pour être perpétuée. Marie-Claire Gagnon, veuve de Pierre Daigneault, le regrette. Elle continue néanmoins, chaque année, de choisir les récipiendaires de la bourse créée en l’honneur de sa belle-fille. « Quand Barbara est décédée, j’avais une autre nièce qui étudiait en génie. Elle me disait : "Mes cours sont parfois si difficiles que ça me donne envie de pleurer. Mais chaque jour, je passe devant une grande photo des 14 victimes, et je me dis : elles, elles sont mortes. Et ça me redonne du courage." » 

Anne-Marie Edward

21 ans

Étudiante en génie chimique 

« On pense à elle tous les jours, et particulièrement en ce 25e anniversaire de l’immense tragédie pour les femmes que fut sa mort atroce, raconte Suzanne Edward, mère d’Anne-Marie. Que serait-elle devenue ? Une ingénieure à part entière, une femme d’affaires avertie, elle souhaitait combiner les deux. Elle aurait assurément eu les quatre enfants qu’elle souhaitait tant. Je la vois maman/femme d’affaires superwoman comme sont devenues tant de femmes à présent. » 

« L’immense consolation de son départ prématuré est l’inspiration à agir que ce départ a généré, une détermination indestructible à en finir avec la misogynie. Faire avancer le monde, voilà ce qui aurait été le modus vivendi d’Anne-Marie, sa conviction profonde… Tu as réussi, ma grande, on ne lâche pas, tu vois… »

Maud Haviernick

29 ans

Étudiante en génie métallurgique

Pendant 15 ans, la famille Haviernick a commémoré le décès tragique de Maud en rassemblant toute la famille autour d’une même table. « On faisait un brunch une fin de semaine, on réunissait toute la famille. Ça tombait juste avant les Fêtes, évidemment », raconte sa sœur Sylvie Haviernick. De sa sœur, elle conserve le souvenir prenant de ce dernier Noël vécu en famille, en 1988. « On était tous là, tout le monde était resplendissant. Les photos qu’on a de cet événement respirent le bonheur et la joie qu’on avait à se retrouver. »

Barbara Maria Klucznik-Widajewicz 

31 ans 

Étudiante en sciences infirmières 

« On aurait pu aller en Allemagne de l’Ouest ou en Suisse. Mais on croyait que le Canada était l’endroit le plus sécuritaire du monde. » Witold Widajewicz décrivait ainsi au journal The Gazette, quelques jours après la tragédie, pourquoi sa femme Barbara et lui avaient quitté la Pologne en 1987. Witold poursuivait des études en neurophysiologie à l’Université de Montréal et Barbara avait abandonné une carrière d’économiste pour se tourner vers les sciences infirmières. Le soir du 6 décembre, ils étaient allés à la cafétéria de Poly pour profiter de ses prix imbattables.

Maryse Laganière

25 ans

Employée du service des finances 

En 1986, Jean-François Larivée est étudiant à Poly et va porter un chèque au service des finances. Une jeune femme timide aux yeux bleus le reçoit. « C’était la plus belle fille que j’avais vue », se rappelle-t-il. Ils se sont mariés à l’été 1989 et « travaillaient fort pour avoir un enfant ! » Vingt-cinq ans plus tard, M. Larivée pense à cet enfant que Maryse Laganière portait peut-être déjà, le 6 décembre. « Il aurait 24 ans », dit-il. L’homme a refait sa vie et s’est beaucoup battu pour le contrôle des armes à feu. « Mais je n’ai jamais pu refaire suffisamment confiance à la vie pour être capable de mettre un enfant au monde. » 

Maryse Leclair

23 ans

Étudiante en génie métallurgique

« Notre fille, on y repense chaque jour. On est de bonne humeur et on vit notre vie, on n’en fait pas une obsession, mais on y pense, mentionne Pierre Leclair, père de Maryse Leclair. On en parle souvent avec nos trois autres filles. Ça nous a fait énormément de peine. Pour nous, c’est inconcevable qu’elle ait été tuée en allant à l’école. » M. Leclair chérit le souvenir de ce dernier souper avec sa fille Maryse et son copain, le dimanche qui a précédé la tragédie. « Elle s’était acheté un vêtement pour les Fêtes et elle l’avait porté pour la première fois ce soir-là. C’était rouge, c’était beau. Elle est morte avec ce vêtement-là. »

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