Protection du caribou

Le ministre Dufour contredit par son propre ministère

Un nouveau document vient confirmer ce qui cause la disparition des caribous. Le ministre Pierre Dufour, qui l’avait commandé, est accusé par les scientifiques de vouloir gagner du temps. Il a décliné la demande d’entrevue de La Presse.

La « revue de littérature » commandée par le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, pour mieux comprendre le déclin du caribou réitère que les causes et solutions sont bien connues.

« La principale menace au maintien et à l’autosuffisance des populations de caribous forestiers et montagnards [est] l’altération de l’habitat associée aux perturbations anthropiques, causées principalement par l’aménagement forestier au Québec », conclut le document produit par ses propres fonctionnaires.

« La protection de grands massifs d’habitats intacts est essentielle pour le maintien des populations », affirme la revue de littérature, dont la publication, avant les Fêtes, était passée inaperçue.

Tous ces constats étaient pourtant déjà connus, martèlent les principaux experts québécois du caribou, qui déplorent que des actions concrètes n’aient pas été mises en place entre-temps.

« Le document est bien fait, l’information est adéquate, mais qu’est-ce qu’on a appris ? Rien ! Est-ce que ça nous a fait perdre du temps ? Oui ! »

— Daniel Fortin, biologiste de l'Université Laval

Le ministre Dufour avait commandé ce qu’il présentait alors comme une « méta-analyse » en décembre 2019, estimant qu’il était nécessaire de « mieux comprendre et de mesurer les raisons expliquant le déclin des différentes populations » avant de mettre en branle un nouveau plan de rétablissement, affirmait le communiqué du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP).

Le document, qui devait être produit avant la fin de l’année 2020, a finalement été publié discrètement le 29 novembre 2021 sur le site internet de la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, annoncée quelques semaines plus tôt par le ministre Dufour.

Ministre « complètement » contredit

Le ministre Dufour a maintenant entre les mains « un document portant le logo de son organisation qui dit qu’on en sait assez pour agir », estime le biologiste Martin-Hugues Saint-Laurent, professeur à l’Université du Québec à Rimouski et expert du caribou.

La revue de littérature, qu’il a d’ailleurs révisée et qui ne lui a « rien appris », contredit le ministre, estime-t-il.

Il y a un « consensus incroyablement fort » et des « connaissances spectaculaires » sur l’impact des activités industrielles, notamment forestières, sur le déclin du caribou, et le « principe de précaution » aurait voulu que des mesures soient déjà prises, affirme le chercheur.

Dire qu’il faut attendre d’en savoir plus pour agir, « ç’a été la stratégie des cigarettiers », affirme-t-il.

La directrice générale de Nature Québec, Alice-Anne Simard, est aussi d’avis que la revue de littérature contredit « complètement » le ministre Dufour et que l’expertise des biologistes du Ministère, dont elle souligne la qualité du travail, aurait dû être mieux utilisée.

« S’ils avaient passé ce temps à travailler sur un plan d’action concret de protection de l’habitat du caribou, on aurait quelque chose. »

— Alice-Anne Simard, de Nature Québec

Le déclin se poursuit

Pendant que Québec attend d’en savoir plus pour bouger, le déclin du caribou se poursuit, s’alarment les experts de ce grand cervidé.

« Ne pas bouger, c’est continuer à transformer l’habitat du caribou […] de façon telle que les facteurs écologiques de pression et de prédation s’accroissent, ce qui ne peut que mener à un déclin de la population », déplore le biologiste Pierre Drapeau, professeur à l’Université du Québec à Montréal, directeur du Centre d’étude sur la forêt et membre du comité de rétablissement du caribou forestier du Québec.

D’autant que le caribou forestier a été désigné comme étant vulnérable par le gouvernement québécois en 2005, souligne Daniel Fortin, biologiste et professeur titulaire de l’Université Laval.

« Tous les reports depuis ce temps ont fait en sorte que le caribou a continué à décliner. »

— Daniel Fortin, de l’Université Laval

Le ministre Pierre Dufour a décliné la demande d’entrevue de La Presse, qui souhaitait connaître son appréciation de ce document auquel il accordait une grande importance.

« Pas une stratégie »

Son directeur des communications, Michel Vincent, a indiqué dans un courriel que « bien que la revue de littérature soit un élément incontournable à prendre en compte pour l’élaboration de la stratégie [sur les caribous forestiers et montagnards], elle ne constitue pas une stratégie en elle-même ».

D’autres aspects doivent être pris en considération, « notamment les impacts sociaux et économiques à anticiper par la mise en place des mesures de protection », ajoute-t-il.

Québec estime également « essentiel de creuser davantage certains enjeux […], notamment en ce qui a trait aux impacts des changements climatiques sur l’animal et sur son habitat », un argument que le ministre avait aussi invoqué pour justifier la nécessité de sa revue de littérature.

Le fait qu’on en sache moins sur cet aspect, dont l’étude est plus récente, n’altère en rien le reste des connaissances acquises sur les causes du déclin du caribou et ne justifie pas qu’on attende pour agir, rétorque Martin-Hugues Saint-Laurent.

Il craint par ailleurs que la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards, qui ne compte aucun biologiste, serve essentiellement à gagner du temps.

« Ça semble être une stratégie pour repousser par en avant, au-delà de la période électorale, dit-il. Je ne crois pas du tout à cette démarche-là. »

Une « espèce parapluie »

L’importance de protéger le caribou dépasse la seule survie de l’espèce, indique le biologiste Daniel Fortin. « Le caribou, c’est ce qu’on appelle une espèce parapluie. Si on protège le caribou, on protège un paquet d’autres espèces » présentes dans les vieilles forêts, explique-t-il. « Plus on perd des forêts, plus il y a des chances qu’on perde une partie des services écologiques qui viennent avec la biodiversité », poursuit-il, citant par exemple les nombreux médicaments qui sont conçus à partir d’organismes biologiques. « Les vieilles forêts, on est en train de les perdre partout sur la surface du globe. »

Chronologie de la protection d caribou forestier au Québec

2005 

Désigné comme espèce vulnérable au Québec

2008 

Premier plan de rétablissement provincial

2012 

Deuxième plan de rétablissement provincial

2016 

Plan d’action provincial

2017 

Rapport du gouvernement fédéral soulignant le manque d’actions pour protéger le caribou au pays

2019 

« Feuille de route » vers l’adoption d’une stratégie de rétablissement des caribous forestiers et montagnards

2021 

Annonce d’une commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards dont les travaux doivent commencer en 2022

Sources : Société pour la nature et les parcs du Canada, section Québec, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs

35 %

Seuil de perturbation de l’habitat du caribou au-delà duquel une population est plus à risque de décliner, largement dépassé dans plusieurs cas au Québec

Source : ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs

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