OPINION

Quand l’Europe débarque…

Afin de prendre la pleine mesure des débats actuels, ceux qui feraient de Montréal un territoire autochtone non cédé, il me semble qu’il est nécessaire de comprendre le cadre mental dans lequel s’inscrivent les Européens de la fin du XVIe au début du XVIIe siècle. 

L’historien n’a pas à juger, mais à analyser, à replacer dans son contexte les événements afin de comprendre et d’éclairer. Pour ce faire, on ne saurait se contenter d’entendre un seul témoin ; il faut, comme lors d’une enquête policière, multiplier les sources et les confronter. Ne nous attendons pas à connaître le fin fond de l’histoire. L’historien ne travaille pas sur le passé, mais sur ses traces, alors que nous disent-elles ? La méthode qui préside à un tel travail permet de cadrer les dérives de la surinterprétation.

Quand ils débarquent en Amérique, les Européens vont rapidement déterminer que ce territoire leur appartient. Ainsi de Christophe Colomb, qui touche terre à Hispaniola et devient vice-roi et gouverneur des terres qu’il découvre. C’est une conquête dans un cadre militaire que cette première expédition en terre américaine. Moins de deux ans après, Isabelle de Castille et Ferdinand II d’Aragon se hâtent de faire reconnaître par le pape Alexandre VI, un Espagnol, leur souveraineté sur les terres à cent lieues à l’ouest et au sud. Le Traité de Tordesillas est signé le 7 juin 1494 et partage toutes les terres nouvelles entre la Castille et le Portugal.

La présence européenne est ainsi légitime parce qu’elle est sanctionnée par le pape, pense-t-on. Pour ceux qui traversent l’Atlantique, ils sont donc dans leur plein droit.

Arrivent ensuite Vasco de Gama, Petro Alvarez Cabral et d’autres encore. Le temps des explorations n’est pas terminé, déjà commence celui de l’exploitation. La France n’entend pas être laissée pour compte, tout comme les Pays-Bas et l’Angleterre qui, par leur tentative de s’établir, rendent le traité de 1494 obsolète. Verrazano, Cartier, Champlain débarquent et veulent construire. Les Amérindiens sont présents, ils négocient avec eux, mais, au-delà de ces échanges, comment les considèrent-ils ? Champlain tranche avec ses contemporains, lui qui veut unir deux races.

Un événement, qui se déroule en Espagne entre 1550 et 1551, nous aide à comprendre le regard que l’on pose sur les Amérindiens, mais plus encore les mentalités dominantes. La controverse de Valladolid oppose deux grands esprits de l’époque : Juan Ginés de Sepúlveda, humaniste et historiographe du roi Charles Quint, et Bartolomé de Las Casas, dominicains. 

Les deux doivent débattre et trancher : est-ce légitime de réduire les Amérindiens en esclavage ?

Pour le premier, la réduction de l’esclavage des peuples les moins avancés en raison est légitime, la guerre contre eux est juste puisqu’elle est destinée à les protéger d’eux-mêmes en les faisant entrer dans une humanité plus bienveillante qui va leur apporter les moyens du salut. Pour Las Casas, l’universalité de la loi naturelle de Dieu doit s’étendre à tous. Le verdict du légat du pape tranche en faveur de la position de Las Casas : les Amérindiens ont bien une âme.

Cette doctrine devint la position officielle, tant du roi d’Espagne que de l’Église catholique, ce qui légitima le fait de les convertir pour leur propre bien, d’où Montréal en 1642, soit faire une enclave d’évangélisation.

Parce qu’ils ont une âme, ils doivent être convertis, ceux qui ne le veulent pas doivent être combattus. Voilà où nous en sommes à la fondation de Montréal. Territoire physique et territoire mental se confondent, l’un ne va pas sans l’autre.

* Laurent Turcot est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire des loisirs et des divertissements

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