gaz à effet de serre

des fermes en mission

Les producteurs laitiers du Canada veulent atteindre la carboneutralité d’ici 2050. Mais avant de s’attaquer à un enjeu, mieux vaut le comprendre. Douze fermes laitières québécoises viennent de se plier à un exercice inédit : calculer l’empreinte carbone de leur exploitation agricole.

« On fait partie de la solution »

Saint-Tite — Après une heure trente d’explications techniques, les larmes montent aux yeux d’Alphonse Pittet.

« Je trouve emballant de finir ma carrière avec ces connaissances-là », explique, ému, l’agriculteur de 66 ans qui passera bientôt le flambeau à son fils Jérémie. « Au lieu d’être vu comme un simple pollueur comme on l’a été dans les années 1990, là au contraire, on fait partie de la solution. Et je ne pensais pas que ça serait si évident, à ma fin de carrière, de dire : “on fait partie de la solution”, mais aujourd’hui, je le sens. »

La ferme Pittet a été sélectionnée pour faire partie d’un réseau de 38 fermes pilotes du projet Agriclimat. Pour la première fois, des conseillers agricoles ont dressé le bilan carbone de vraies entreprises agricoles québécoises.

Méthane (CH4), dioxyde de carbone (CO2), protoxyde d’azote (N2O) : le diagnostic comprend la somme totale des émissions de tous les gaz à effet de serre (GES) liées aux activités de l’entreprise. Il faut ensuite soustraire les quantités de carbone séquestrées par les sols des champs ou par les arbres plantés sur la terre.

Vu leur importance sur le territoire québécois, 12 fermes laitières ont été choisies pour faire partie de la démarche.

« Jusqu’au début du projet, on n’avait jamais pris de décisions sur notre entreprise en fonction des gaz à effet de serre. Je pense que c’est à peu près pareil pour tous les producteurs agricoles de la province, peu importe la production. Là, on commence à penser différemment », souligne le producteur laitier.

Les résultats

Alphonse Pittet est à la tête d’une grosse ferme. Il s’occupe d’un troupeau de 490 têtes de race holstein, dont 280 vaches à la traite. La moyenne québécoise est plutôt de 78 vaches dites « en lactation ».

La production totale annuelle de lait de la ferme Pittet équivaut à la consommation annuelle moyenne de lait de 60 000 Canadiens.

En 2021, chaque kilo de lait produit à la ferme Pittet émettait, en moyenne, 0,88 kg en équivalent CO2 (eCO2).

Le bilan moyen des 12 fermes analysées par Agriclimat se situait à 1,17 kg d’émissions d’eCO2 par kilo de lait.

La moyenne mondiale : 2,50 kg eCO2 par kilo de lait.

« Ils sont, dans notre petit échantillon, parmi les plus efficients pour produire du lait bas carbone », explique Sylvestre Delmotte, agronome et consultant en agroenvironnement au sein du projet Agriclimat. « Ils ont un troupeau particulièrement productif et bien géré. »

En 2021, la ferme Pittet a émis environ 5548 tonnes d’équivalent CO2, dont 42 % provenaient de la « fermentation entérique », soit le méthane émis par le processus digestif des vaches.

Au deuxième rang – avec 29 % des émissions totales –, le protoxyde d’azote émis par ses sols. En agriculture, une portion des engrais azotés appliqués aux champs est relâchée dans l’atmosphère sous forme de protoxyde d’azote. Ce GES a un potentiel de réchauffement planétaire près de 300 fois plus élevé que celui du CO2.

Au troisième rang, avec 11 % : les émissions émises par le fumier.

Seulement 4 des 12 fermes à l’étude, dont la ferme Pittet, parvenaient à séquestrer du carbone dans leurs sols grâce à leurs pratiques culturales.

« Le carbone séquestré de manière additionnelle chaque année dans les sols de la ferme Pittet représente un retrait net de l’atmosphère équivalant aux émissions de six avions de 300 passagers voyageant de Montréal à Paris.  »

— Sylvestre Delmotte, agronome

Pas de solution miracle

Alphonse Pittet dit néanmoins avoir été surpris par les résultats de son bilan carbone.

« J’ai été renversé. Je ne pensais pas qu’on émettait autant. Donc le premier constat, c’est de dire : on n’y arrivera pas. On a continué l’exercice pour trouver où on pourrait s’améliorer et là, ça devient un peu plus encourageant. »

En février 2022, les Producteurs laitiers du Canada ont annoncé leur « objectif » visant la carboneutralité pour la production laitière à la ferme d’ici 2050.

« 2050, c’est quand même dans 25 ans. Il y a du temps, il y a de la technologie qui va se développer, puis surtout la volonté, je la sens de la part de la filière laitière. La meilleure façon de l’envisager, aujourd’hui, c’est des petits pas. Il n’y a pas de solution miracle », répond M. Pittet.

Qu’est-ce que le projet Agriclimat ?

Le projet Agriclimat développe des outils pour que les agriculteurs puissent lutter contre les changements climatiques. La mission est double : aider les producteurs québécois à devenir plus résilients par rapport aux conditions météo de plus en plus extrêmes et leur offrir des pistes pour réduire leurs émissions de GES. Le bilan carbone est un bon point de départ pour y parvenir. « On l’a fait parce que c’était manquant », explique Sarah Delisle, coordonnatrice d’Agriclimat.

« Au Québec, il existe d’autres types de données sur les émissions, intéressantes certes, mais souvent, c’est fait à l’échelle d’une filière. À ce moment-là, c’est plus difficile d’accompagner un producteur et de lui demander : “Chez toi, qu’est-ce qu’il serait possible de faire pour réduire ton empreinte ?” Tant qu’on n’utilise pas les données réelles de la ferme, on ne peut pas savoir où est-ce qu’il est envisageable ou pas d’agir », ajoute-t-elle.

En octobre, Agriclimat a annoncé avoir obtenu un budget supplémentaire qui permettra à 100 fermes de plus de faire un bilan carbone. Le but ultime est de former des conseillers agricoles aux quatre coins du Québec pour qu’ils puissent éventuellement offrir le service à tous leurs clients.

400 grammes

Une vache laitière en lactation génère environ 400 g de méthane par jour. En un an, cela représente une quantité de méthane équivalant aux émissions d’une voiture moyenne qui parcourt 20 000 kilomètres.

Source : Agriculture et Agroalimentaire Canada

365 400

Nombre de vaches laitières au Québec en 2021

Source : Statistique Canada

Moins d’estomacs, moins de méthane

Avertissement : ce texte parle de rots, de pets et de bouses de vache. Mais pour saisir l’ampleur du défi qui attend les producteurs laitiers pour atteindre la carboneutralité, il faut s’y plonger.

Le méthane dans la ligne de mire des experts

Une vache va émettre du méthane tout au long de sa vie. Par ses éructations surtout et ses flatulences dans une très faible mesure. Le méthane se forme dans le rumen (le compartiment avant de l’estomac) des bovins à l’issue d’un processus microbien.

Le méthane est un puissant GES qui possède un pouvoir de réchauffement planétaire près de 28 fois plus élevé que le CO2 sur une base de 100 ans. Il est responsable d’environ 30 % du réchauffement de la planète depuis l’ère préindustrielle.

« Ce que nous disent les experts du climat, c’est que le méthane, c’est une de nos principales chances au cours des prochaines années d’avoir un impact important », souligne Sylvestre Delmotte.

Selon le Programme des Nations unies pour l’environnement, une réduction des émissions de méthane d’origine humaine de 45 % au cours de la prochaine décennie permettrait d’éviter un réchauffement climatique de près de 0,3 °C d’ici à 2045.

« J’ai l’impression qu’on ne peut pas se passer de ce levier », ajoute M. Delmotte.

Une piste de solution à moyen terme : il existe un supplément alimentaire nommé 3-NOP qui agit comme inhibiteur de méthane. Selon les études, ce supplément permet de réduire les émissions quotidiennes de méthane de 38 %, souligne M. Delmotte. Pour l’instant, il n’est pas approuvé par Santé Canada.

Prolonger la vie des vaches laitières

Comparativement à la moyenne des 12 fermes étudiées en 2021, la ferme Pittet émettait environ 10 % de moins de méthane issu de la fermentation entérique. Pourquoi ? Ses vaches sont productives et elles vivent plus longtemps.

Dans un troupeau, il y a des vaches en lactation, des vaches au repos avant de vêler et des génisses élevées comme animaux de « relève ».

En général, une vache commencera à produire du lait à l’âge de 2 ans, après la naissance de son premier veau. En moyenne, au Québec, la majorité des vaches n’atteignent pas la troisième lactation.

C’est mathématique : plus une vache vit longtemps, plus les émissions de méthane de ses deux premières années sont étendues sur la période où elle produit du lait. Et plus longtemps une vache vivra dans le troupeau, moins d’animaux de relève devront naître.

Moins d’estomacs veut dire moins de méthane.

« On a 53 % de nos vaches qui sont en troisième lactation et plus. Pour beaucoup de personnes, ça ne dit pas grand-chose, mais dans la majorité des cas dans la province, c’est plutôt 35 %. Ça veut dire que la différence entre les deux, ce sont des génisses qui ne sont pas élevées et qui n’émettent pas de méthane », explique Alphonse Pittet.

Plus de lait, moins de vaches

Le troupeau des Pittet est un troupeau de grande taille dont les vaches sont très productives en termes de quantité de lait produite. « Nécessairement, ça implique qu’elles sont dans une situation de bien-être et de confort optimal, sinon très proche de l’optimal. Une vache qui ne serait pas dans cette situation-là ne produirait pas autant de lait », souligne Sylvestre Delmotte.

« On a beaucoup investi dans les étables dernièrement, donc on loge nos vaches dans des conditions qui respectent le bien-être animal. Elles sont couchées sur le sable, au lieu d’avoir des litières traditionnelles. Ça reproduit en partie le pâturage dans le fond, à l’intérieur d’une étable », ajoute M. Pittet.

Bien gérer son fumier

Le fumier est responsable de 11 % des émissions de GES à la ferme Pittet. Cette ferme a la particularité de travailler « en gestion solide », ce qui est loin d’être la norme au Québec. En règle générale au Québec, le fumier est envoyé dans des fosses liquides.

« Le méthane est émis par les bactéries quand on a du carbone et de l’azote, dans des conditions sans oxygène, explique Sylvestre Delmotte. Quand on a une fosse à lisier ouverte, toutes les déjections sont dans l’eau, donc il n’y a pas d’oxygène. Résultat : on va avoir beaucoup de méthane émis par les bactéries qui sont dans le lisier. »

À la ferme Pittet, les déjections solides sont entreposées sous forme de monticules dans les champs pour être plus tard épandues.

« En gestion solide, il n’y a presque pas de méthane qui est émis. C’est plus de protoxyde d’azote, mais sur le bilan net, c’est quand même avantageux. En gestion solide, c’est quasiment deux fois moins d’émissions pour les mêmes déjections qu’en gestion liquide. »

L’acidification du fumier pourrait aussi faire chuter les émissions générées dans les fosses liquides. Selon une étude, l’ajout d’acide sulfurique pourrait faire chuter les émissions estivales de méthane de 88 %.

30 %

L’agriculture est responsable de 30 % des émissions totales de méthane du Canada. La fermentation entérique représente 86 % des émissions de méthane agricoles et les émissions produites par les fumiers, 14 %.

Source : Stratégie canadienne sur le méthane, septembre 2022

6 %

Au Québec, le plan pour une économie verte vise une réduction des émissions de méthane en provenance des élevages de 6 % d’ici 2030 par rapport à 2017.

Source : ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques du Québec

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