Entretien / Dominique Tapie

La vie avec 642 millions de dettes

Depuis la mort de son mari, en 2021, elle a connu l’enfer de la dégringolade matérielle. À 72 ans, aidée par ses enfants, ses amis, cette battante publie le récit de sa folle passion avec Bernard.

D’épouse comblée à veuve insolvable. Elle avait 19 ans en 1969, lorsque Bernard Tapie a eu le coup de foudre pour elle. Quand il s’est éteint, le 3 octobre 2021, cet optimiste forcené, persuadé qu’il ne pouvait échouer, ne lui a laissé qu’une dette monumentale assortie d’un déluge d’intérêts. Cette fois, il n’avait pas su la protéger.

Depuis, ni les lettres d’huissier, ni la saisie de tous ses biens n’ont entamé l’amour de Dominique pour son mari. Dans un livre qu’elle a longtemps hésité à écrire, elle raconte 52 ans de soleil et d’orages, jusqu’à la nuit noire. Bernard. La fureur de vivre, dresse le portrait d’un conquérant qui n’a pas fini d’étonner les Français.

Contrairement à votre mari, vous avez toujours fui la lumière. Qu’est-ce qui vous a décidée à écrire Bernard. La fureur de vivre ?

Quand Bernard est mort, j’ai été emportée par une véritable tornade. J’avançais comme dans un cauchemar. Jean-Louis Borloo, qui était un grand ami de mon mari, m’a soufflé cette idée. Parce que ce serait une bonne thérapie, m’a-t-il dit, ce qui s’est avéré. Il pensait aussi que notre histoire d’amour intéresserait sûrement les gens. Et puis c’était pour moi le moyen de rétablir certaines vérités.

Votre mari suscitait autant de haine que d’amour. Comment l’expliquez-vous ?

Il ne laissait personne indifférent, c’est vrai. On l’aimait ou on le détestait, mais quand il entrait dans une pièce, on ne voyait que lui. Un fauve qui carburait à l’adrénaline. Hors norme, même physiquement ! Les médecins m’ont confié dernièrement qu’ils avaient rarement été témoins d’une telle capacité de récupération. Venant d’où il venait, Bernard était souvent perçu comme un intrus. Non seulement il cassait les codes, mais il adorait forcer le trait. Il lui fallait des défis impossibles à relever. Comme il comprenait vite et qu’il gagnait… cela provoquait beaucoup de jalousie et lui a causé énormément de tort.

Vous n’avez jamais essayé de le freiner ?

Mille fois ! Mais c’était plus fort que lui. Son ami Patrick Le Lay disait : « Bernard, c’est une Ferrari sans freins ! »

Certains parlent encore de Bernard Tapie comme d’un escroc, d’un voyou, d’un homme d’affaires sulfureux qui ne pensait qu’à l’argent.

Qu’on puisse dire qu’il était malhonnête le rendait fou. Et quand ça lui revenait aux oreilles, il n’hésitait pas à prendre son téléphone pour régler ses comptes en direct. Contrairement à ce que les gens croient, l’argent n’a jamais été son moteur. C’était un joueur. Il réinvestissait tout ce qu’il gagnait.

Comment expliquez-vous une telle popularité malgré ces critiques ?

Il s’est toujours revendiqué du peuple. Et ne faisait pas semblant. Il était en empathie avec les vraies gens et c’est pour ça qu’ils l’aimaient.

Il était, dites-vous, aussi ingérable malade que bien portant. Comment avez-vous fait pour le supporter pendant près de cinquante-trois ans ?

On s’aimait. Il fallait que l’on soit tous les deux très amoureux pour rester si longtemps ensemble. Ce qui lui plaisait chez moi, c’est que je lui résistais. J’ai essayé de le gérer du mieux que j’ai pu, mais je reconnais que ce n’était pas toujours évident. Il n’avait aucune limite.

Vous parlez dans ce livre de sa fureur de vivre. Avait-il la même fureur d’aimer ?

On a vécu une grande passion, avec des portes qui claquent et des coups de gueule. On n’était pas d’accord sur tout, mais, dans les grandes lignes, on était sur la même longueur d’onde. J’ai un côté un peu à l’ancienne qui vient de mon éducation. J’aime m’occuper d’une maison, de sa décoration, organiser des dîners. Bernard adorait mon côté femme d’intérieur ; quand il écoutait du rap, moi j’écoutais du Chopin ! Le problème, c’est qu’il était très impulsif. Ses colères pouvaient être homériques, mais elles ne duraient jamais longtemps.

Que faisiez-vous dans ces cas-là ?

Je laissais passer l’orage et après je le lui faisais payer ! Je suis partie plusieurs fois, mais il revenait toujours me chercher.

Vous écrivez : « Je n’étais pas une femme de l’ombre, mais une femme qui guettait dans l’ombre. »

Bernard avait beaucoup de succès auprès des femmes. Il m’est arrivé plusieurs fois de débarquer à l’improviste dans ses bureaux quand je sentais qu’il y en avait une qui approchait de trop près. Nous étions tous les deux très jaloux et exclusifs. Sous morphine et à 2 heures du matin, il a quand même réussi à faire une scène au médecin : « Qu’est-ce que tu fous là, toi ? J’ai bien vu que tu tournais autour de ma femme ! » On était toujours sur le qui-vive, ce qui, je dois dire, mettait du piquant dans notre couple. Pendant le tournage d’Hommes, femmes. Mode d’emploi, de Claude Lelouch, le bruit a couru qu’il avait une idylle avec Ophélie Winter. J’ai découpé dans un journal une photo qui les montrait tous les deux ensemble et je l’ai plantée avec un grand couteau de cuisine dans la porte de notre chambre !

Que ce soit face au Crédit lyonnais ou face au cancer, son énergie, mentale et physique, était hors du commun. D’où la tenait-il ?

C’était dans son ADN. Il avait eu une mère très aimante qui lui a donné confiance en lui. Elle m’a raconté qu’à 7 ou 8 ans, à l’école, il fallait l’attacher sur sa chaise tellement il était turbulent. Bernard était un hyperactif, il ne pouvait pas rester en place une minute. En vacances, on devait tous se relayer pour continuellement l’occuper.

Il ne doutait jamais ?

Rarement. Après un échec, il était capable de se remettre en question, mais ça ne durait pas très longtemps. Il avait trop confiance en lui, c’était sa faiblesse. Il croyait en sa bonne étoile et qu’il était capable de se sortir de toutes les situations. Même de son cancer.

D’où venait sa fascination pour la politique ?

C’était pour lui la fonction suprême. Il était fasciné par François Mitterrand, une fascination réciproque. Quelques jours avant sa mort, l’ancien président a encore appelé Bernard. Mitterrand l’avait remarqué lors d’une émission de télé. Il avait été bluffé par son énergie et ce qu’il dégageait. La percée du Front national dans les Bouches-du-Rhône l’inquiétait. Il a pensé que Bernard serait un bon candidat pour contrer l’extrême droite. Et Bernard rêvait de faire à Marseille ce qu’il avait fait pour les jeunes à Montfermeil : essayer de rassembler toutes les communautés. Quand le premier ministre, Pierre Bérégovoy, lui a dit que, pour siéger au gouvernement, il devrait abandonner toutes ses affaires, il n’a pas réfléchi une seconde. Il a tout cédé. C’est là que nos ennuis ont commencé. La politique a fini par le détruire.

Vous n’aviez pas votre mot à dire ?

Je n’étais pas d’accord, mais j’avais pris le parti depuis longtemps de ne jamais lui poser de questions sur ses affaires, encore moins de lui donner des conseils. De toute façon, il n’écoutait que lui.

Le litige avec le Crédit lyonnais a éclaté il y a vingt-trois ans. Comment avez-vous vécu toutes ces années avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête ?

Bernard répétait que son cancer avait un nom : « Crédit lyonnais » ! Les perquisitions qui s’enchaînaient, les avocats… c’était notre quotidien. Je m’étais fait une raison, je me disais : « Ce n’est que du matériel. » Mais ça empoisonnait notre vie, même si j’ai toujours cru qu’il arriverait à s’en sortir. Il était sûr de son bon droit, n’en démordait pas. En 2019, il avait été réhabilité dans le procès sur l’arbitrage de la première décision, puis l’État a fait appel. Bernard avait un profond sentiment d’injustice. D’ailleurs, avec le temps, beaucoup de journalistes d’investigation ont compris et admis qu’il s’était fait rouler par le Crédit lyonnais. Il s’est battu jusqu’au bout comme un fou. Ce qui le faisait tenir, c’est cette date du 6 octobre 2021 où devait avoir lieu un nouveau procès. Il est malheureusement parti trois jours avant.

Où puisait-il sa force face à l’adversité ?

Dans la foi. Il était très croyant. Il était persuadé de l’existence de Dieu. Il avait toujours une croix dans sa poche et autour du cou. Pendant l’émission Sept à huit, d’Harry Roselmack, il a connu un pasteur, le père Marcel, et durant les quatre années de sa maladie, il lui a parlé tous les soirs, ils priaient ensemble. Quand je l’ai connu, il se posait déjà beaucoup de questions métaphysiques, tout a été décuplé quand il est allé en prison, époque où on se donnait rendez-vous par la pensée tous les soirs à la même heure.

Paris Match a annoncé que peu de temps après la mort de votre mari vous vous êtes retrouvée à la rue.

Oui, c’est ce qui s’est passé. Je me suis retrouvée, du jour au lendemain, sans rien, en liquidation personnelle. Je n’avais pas de quoi acheter la pierre tombale. On a coupé toutes mes cartes de crédit. On m’a même coupé le téléphone !

Vous ne vous doutiez pas que cela risquait de vous arriver ?

Pas à ce point-là. Je n’avais eu de cesse de demander à Bernard ce qu’il se passerait quand il ne serait plus là. Il me disait de ne pas m’en faire, que la seule chose que voulaient les juges, c’était sa peau et que, une fois qu’ils l’auraient, ils me lâcheraient.

Il le croyait vraiment ?

Oui. Il en était intimement persuadé. Un mois avant qu’il parte, je le revois encore faire ses comptes. Il avait calculé qu’en vendant ses actifs il pourrait totalement rembourser ce qui lui avait été alloué lors de l’arbitrage, ce qui a d’ailleurs été le cas.

Une somme qui s’élevait à…

Trois cent quatre millions d’euros, 100 millions d’euros sur les 404 alloués par l’arbitrage avaient été versés directement au CDR [consortium de réalisation chargé de gérer le passif du Crédit lyonnais] pour régler d’anciennes dettes. Le CDR a récupéré avec les actifs vendus 320 millions d’euros. Ils sont même bénéficiaires ! Le seul média qui en a parlé, c’est Le Canard enchaîné qui, pourtant, n’a jamais été très tendre avec mon mari. Ce qu’on me réclame aujourd’hui, ce sont les intérêts. Il reste encore quelques actifs à vendre, mais ce ne sera jamais assez !

Quel est le montant de votre dette ?

À ce jour, 642 172 109 euros ! Comment pouvions-nous imaginer une chose pareille ? Nous n’avions pas de contrat de mariage, nous étions donc d’office placés sous le régime de la communauté. C’est ainsi que je me suis retrouvée entièrement responsable des dettes de mon mari. Quand on a gagné l’arbitrage en 2013, je lui ai dit que, après ces années de galères, il faudrait qu’on fasse un contrat de séparation de biens, car j’avais moi aussi été mise en liquidation. Et il l’a fait. J’ai même été obligée de vendre un appartement que j’avais reçu en héritage de ma grand-mère.

De quoi vivez-vous aujourd’hui ?

De la moitié de sa retraite de député. Mon fils aîné, Laurent, m’aide financièrement ainsi que des amis. Je ne sais pas ce que je ferais sans eux. Jean-Louis Borloo a été formidable, c’est lui, d’ailleurs, depuis la disparition de Bernard, qui m’a aidée à me loger. Dans mon malheur, j’ai beaucoup de chance.

Vous lui en voulez de son imprévoyance ?

Plus maintenant. Le problème, c’est qu’il avait trop confiance en lui et en la justice.

Qu’est-ce qui vous manque le plus de lui ?

Sa présence et sa tendresse. Depuis qu’il est parti, j’ai sans arrêt des signes de lui. On ne passe pas cinquante ans avec quelqu’un qu’on a follement aimé sans qu’il soit tout le temps là avec vous.

Si vous pouviez rebattre les cartes de votre vie, que feriez-vous ?

Je lui interdirais de faire de la politique !

Bernard. La fureur de vivre

Dominique Tapie, avec Catherine Siguret

Éditions de l’Observatoire

300 pages

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