OPINION ISABELLE PICARD

PENSIONNATS AUTOCHTONES Les traces de l’histoire

J’ai 8 ans. Le mobilier de la petite chambre qui m’accueille pour les deux prochaines semaines se résume à un lit simple, une table de chevet avec une lampe et une commode, laquelle me sert aussi de pupitre pour mes devoirs.

Mon père est venu me reconduire. Normalement, c’est ma mère qui s’occupe de ces choses-là. Je me souviens : il m’a demandé, au moins trois fois, si j’étais certaine de vouloir rester là, au pensionnat de l’École des Ursulines de Québec. J’avais tellement insisté pour y aller. Mes compagnes de classe m’avaient maintes fois vanté toutes les activités qu’on y faisait le soir, les religieuses aussi.

Mes parents avaient, à contrecœur, accepté de m’y envoyer pour une période de deux semaines. C’est que j’étais têtue. Mon père m’avait fait le cadeau d’une barre tendre Dipps et de deux biscuits Oreo. « Cache-les là où les sœurs ne peuvent pas les trouver. » Puis : « S’il y a quoi que ce soit, tu nous appelles, hein ? On viendra te chercher. » Plus tard, il me dira qu’il avait pleuré dans l’auto. Mon père, cet homme inébranlable. 

J’ai 8 ans. Je ne connais rien de la vie de mon père, de son enfance, à l’exception du fait que sa mère est morte quand il avait à peine 10 ans. J’apprendrai bien plus tard que son père a dû placer ses neuf frères et sœurs dans des pensionnats ou des orphelinats ou les faire adopter.

Je ne sais pas comment tout ça s’est passé. Personne ne semble le savoir. Mais vu la manière dont les choses fonctionnaient dans les réserves à la fin des années 50, on ne peut que penser que l’agent des Affaires indiennes, un fonctionnaire qui régnait en roi et maître sur chaque communauté autochtone, avait le bras long. Trop long. 

Mon père, comme plusieurs de mes oncles et tantes, a été envoyé à l’orphelinat d’Youville, présentement visé par un recours collectif pour abus. C’est ce qu’on faisait souvent avec les Autochtones dit « domiciliés », déjà sédentarisés et évangélisés. Ce type de placement est moins connu et documenté que les pensionnats autochtones mais il a aussi existé.

Ensuite, mon père, comme quelques-uns de ses frères, a été envoyé à l’Institut Saint-Jean-Bosco, destiné au « relèvement » des jeunes garçons. L’été et pendant les vacances de Noël, les enfants étaient placés en familles d’accueil. Les plus jeunes parfois toute l’année. Un a été adopté. C’est ce qu’on appelle la rafle des années 60. 

Le sujet est encore tabou. Si nous avons eu quelques bribes de ce qui avait bien pu se passer ici et là, il manque encore des pièces au puzzle. 

Je vous parle de cette histoire, parce que je sais qu’elle se veut aussi celle de bon nombre de Québécois qui sont passés par ce genre d’institutions, n’ayant autre endroit où aller : les enfants de Duplessis, par exemple. Les similitudes et les cicatrices indélébiles se partagent parfois, peu importe les origines. 

J’ai 15 ans. C’est la première fois que j’entends parler des pensionnats pour autochtones. Une amie innue me parle de ce que sa grand-mère lui a raconté. Je ne dormirai pas ce soir-là. À travers les années, les témoignages de pensionnaires autochtones ayant été arrachés aux bras de leurs parents pour être amenés de force dans des pensionnats conçus « pour eux » dans le but de « tuer l’Indien au cœur de l’enfant » se multiplient. Des dizaines. Et il ne faut pas regarder très loin autour de soi, mais aussi se donner la peine de regarder, pour comprendre les effets des pensionnats sur les communautés autochtones et les familles de ceux qui ont arpenté les couloirs de ces lieux. 

Quand j’entends l’historien et ancien ministre Denis Vaugeois dire que « les pensionnats autochtones ne sont pas une réalité québécoise » en entrevue à Radio-Canada mercredi dernier, je ne peux m’empêcher de me dire que c’est une cause perdue. Et j’ai vite envie de tourner la page. Parce que je sens qu’il n’y a rien à faire. Mais que faudra-t-il pour cesser de colporter de telles inepties ? Ça me ronge. Alors j’écris.

Il y a eu six pensionnats autochtones au Québec et le dernier en lice a fermé ses portes en 1991 à Pointe-Bleue, au Lac-Saint-Jean. Six. Des milliers d’enfants y sont allés. Des milliers.

À eux aussi on empêchait de parler leurs langues autochtones ; à eux aussi, on forçait une religion autre que la leur en travers de leur gorge. À eux aussi, on a fait subir des sévices physiques, sexuels et psychologiques. Certains en sont morts. Des dizaines même. 

Je n’en peux plus de ce révisionnisme historique empli de raccourcis. Le Québec est un beau territoire et j’adore y vivre. Mais tout n’a pas toujours été parfait dans la relation que les Québécois ou les Canadiens français, même du temps de la Nouvelle-France, ont eue avec les autochtones.Certains de nos peuples ont été utiles à l’époque pour le commerce des fourrures et la guerre contre les Iroquois. Certes, il y eu des alliances. Mais il y a eu aussi de l’esclavage, des rapts, des viols et des morts. Vous n’en n’êtes pas personnellement responsable. Moi non plus. Et personne n’a parlé d’une Nouvelle-France génocidaire. Mais elle n’était pas parfaite non plus. Le problème avec l’histoire, c’est qu’elle laisse des traces.

Depuis lundi, certains historiens débattent sur la place publique de cette question dans laquelle s’inscrit aussi la déclaration de M. Vaugeois. Ce débat étonnant sert encore trop de puissant révélateur à une histoire qui est volontiers occultée dans une mystique nationale conservatrice qui ne sert à personne. 

Tordre d’un trait une telle facette de l’histoire autochtone du Québec parce qu’elle ne fait pas notre affaire se veut une bien drôle de manière de lire l’histoire.

Je peux sentir les traces des pensionnats dans les pores de ma peau, dans les fibres de mon corps à travers celle de mes aïeuls et de mon peuple. Cette histoire se révèle réelle et concrète, et même les théories les plus argumentées du monde ne réussiront pas à enlever cette odeur. 

Je repense à mon père qui pleurait dans l’auto ce soir-là. Lui qui avait sans doute voulu fuir ces lieux des centaines de fois. Moi qui suppliais d’y entrer. Si j’avais su… Si on m’avait raconté, même petite. L’histoire sert entre autres à ça : à raconter et à ne plus répéter les erreurs du passé, même quand c’est laid et difficile. 

Pour la petite histoire, j’ai rappelé mon père au bout de quatre jours.

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