Sylvie Bernier

La géante avec qui tout a commencé

Personne ne le savait sauf elle. Sylvie Bernier s’apprêtait à exécuter le plongeon le plus important de sa carrière aux Jeux d’été de Los Angeles, en 1984, et il s’agirait de son tout dernier. Il a frôlé la perfection.

« En me réveillant le matin, j’ai ouvert les rideaux de ma chambre qui donnait sur la piscine de l’Université USC où notre compétition se déroulait, j’ai regardé la fille avec qui je partageais ma chambre et je lui ai dit : “Quelle belle journée pour gagner une médaille d’or !” Le soleil était radieux et il n’y avait pas la trace d’un nuage dans le ciel. C’était une journée parfaite.

« Même si je m’étais fêlé une côte un mois plus tôt, ce que seuls mon entraîneur Donald Dion et mon médecin savaient, jamais je ne m’étais sentie aussi prête et confiante pour une compétition. J’avais même dit aux journalistes que je sentais que je pouvais gagner, mais ils n’avaient pas osé l’écrire parce que je ne m’avançais jamais en disant des choses comme celle-là. »

Bernier était une abonnée du podium depuis deux ans déjà et faisait partie des favorites au 3 mètres. Mais il y avait d’autres grandes plongeuses, dont l’Américaine Kelly McCormick, qui disputait les Jeux chez elle et qui était l’une des coqueluches des médias américains à Los Angeles.

« Toute ma préparation et ma concentration étaient sur ce que j’allais faire, je ne voulais pas penser à mes rivales. Je n’avais donc rien regardé des préliminaires et des finales », a raconté Bernier.

À une époque où la visualisation était encore un concept abstrait et très peu connu, Bernier avait épousé cette forme de préparation à la suite de la recommandation d’une dame qu’elle croisait régulièrement au Centre Claude-Robillard.

« Il y a 36 ou 37 ans, la visualisation, c’était pas mal ésotérique ! Personne ne parlait de visualisation à cette époque. On a été parmi les premiers à le faire. »

— Sylvie Bernier

« J’ai lu La puissance de votre subconscient et j’ai intégré chaque ligne du livre à ma vie. Mon père travaillait en médecine nucléaire et ma mère était infirmière en psychiatrie, alors ce n’était pas trop leur genre… Je me souviens que je cachais le livre sous mon matelas. »

Lorsque Bernier visualisait les Jeux de 1984, il y avait bien sûr une médaille autour de son cou. Mais il y avait d’abord une performance optimale. La meilleure qu’elle pourrait offrir. Et advienne que pourra pour la suite.

« Après avoir fait mon dernier saut, j’étais déjà remplie de joie dans l’eau. Je me suis mise à courir sur le bord de la piscine et j’étais tellement heureuse parce que tout s’était déroulé exactement comme je l’avais visualisé. J’étais fière de mes 20 figures [10 au tour préliminaire et 10 en finale], mais je ne savais pas si j’étais en tête ou si j’allais gagner parce que je n’avais pas regardé mes rivales plonger. »

Après le dernier de Bernier, il restait deux plongeons à la compétition. Son avance est demeurée.

« C’est Chris Suffert, qui a terminé troisième, qui m’a annoncé que j’avais gagné l’or. Mon nom est apparu sur le tableau indicateur avec CAN à côté, j’en ai encore des frissons lorsque j’y repense. »

Bernier devenait ainsi la première Québécoise de l’histoire à remporter une médaille d’or olympique. À ce jour, aucun autre Canadien ou Canadienne n’a remporté l’or en plongeon aux Jeux.

« Ça faisait deux ans que je rêvais à la médaille d’or, mais ce n’était pas une fin en soi. On n’a aucun contrôle sur le résultat et la décision des juges. Il faut que ce soit la journée parfaite et que les étoiles soient toutes bien alignées parce que l’écart entre les athlètes est minime. Et c’est la réalité dans toutes les disciplines aux Olympiques. »

Comme Bernier le mentionnera à quelques reprises au cours de nos entretiens, la différence entre l’or et une exclusion du podium ne tient souvent qu’à une goutte. Mais le 6 août 1984 a été la journée de Sylvie Bernier. Et c’est ce jour-là que le Québec a fait un pas de géant dans une discipline qui allait devenir l’une de ses grandes forces dans l’univers du sport.

Pionnière

Avant la conquête de Sylvie Bernier, le plongeon était un sport très peu pratiqué et connu au Québec. Les choses ont changé après Los Angeles.

« Lorsque j’ai commencé à plonger, il n’y avait qu’un seul club à Québec, celui de l’Université Laval, et il y avait très peu de plongeuses dans la province. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, lorsque je disais que je faisais du plongeon à l’école, les gens me regardaient avec les yeux grands ouverts… Je devais leur expliquer ce que c’était. »

« Mais après les Jeux, tous les clubs de plongeon de la province ont commencé à se remplir. Les jeunes voulaient apprendre à plonger et ça a fait boule de neige. De là est née toute une génération de plongeurs. »

— Sylvie Bernier

Ou plutôt « quelques » générations de plongeurs. Grâce à Annie Pelletier, Alexandre Despatie, Émilie Heymans, Roseline Filion, Meaghan Benfeito et Jennifer Abel, notamment, le Québec et le Canada ont presque toujours fait partie des puissances du monde dans la discipline.

« On a ouvert une porte et une possibilité à des centaines ou à des milliers de jeunes pour découvrir un nouveau sport », a convenu Bernier.

C’est d’ailleurs Bernier elle-même qui avait suggéré à la famille Despatie d’inscrire le petit Alexandre, alors âgé de 5 ans, à des cours de plongeon il y a une trentaine d’années. Bernier et son mari étaient des amis des parents d’Alexandre. « Il était plein d’énergie et il avait le physique idéal pour le plongeon », se souvient-elle.

Despatie allait remporter l’argent au 3 mètres lors des Jeux d’Athènes en 2004 et de ceux de Pékin en 2008. À Atlanta en 1996, c’est Annie Pelletier qui avait terminé la compétition sur le podium avec une médaille de bronze.

Or, en 1984, Pelletier pratiquait la gymnastique. Alors âgé de 10 ans, elle avait donc davantage suivi les prouesses de Mary Lou Retton aux Jeux que celles de Bernier. « Je ne plongeais pas encore à cette époque, mais j’étais déjà fascinée par les Jeux olympiques », a expliqué Pelletier, qui a cependant conservé des souvenirs bien précis de Bernier.

« Je me souviens de son arrivée à l’aéroport après les Jeux, de la voir aux nouvelles, et aussi de la fois où elle avait cassé la cigarette de René Lévesque. Il y a des moments marquants qui sont restés bien gravés dans ma tête. »

Pelletier a arrêté la gymnastique à l’âge de 13 ans. Son père l’avait retirée de son club parce que son entraîneur était beaucoup trop intense. C’est à ce moment qu’il lui a proposé un nouveau sport.

« J’étais comme en mini-dépression durant quelques mois. Mon père avait vu au Téléjournal qu’il y aurait une compétition internationale de plongeon à Montréal au Centre Claude-Robillard et il voulait m’amener la voir. Il avait vu l’entraîneur de Sylvie [Donald Dion] dans le reportage.

« Mon père m’avait encouragée à essayer le plongeon en faisant valoir que j’avais déjà une bonne base grâce à la gymnastique et en me faisant remarquer qu’on avait déjà en Sylvie Bernier une Québécoise qui avait atteint les plus hauts sommets. »

Parce qu’elle est toujours restée proche de Dion après sa carrière, Bernier a suivi la progression de Pelletier aux premières loges.

« Je pense que j’ai rencontré Sylvie pour la première fois en 1987. C’était lors d’un entraînement avec Donald. Elle était venue sur le bord de la piscine pour me saluer et je me souviens que j’étais très impressionnée. Je vais me rappeler ce moment-là toute ma vie », a dit Pelletier.

« J’ai vu Annie grandir. J’ai eu mes trois filles dans les années 1990 et, à cette époque, on allait au Centre Claude-Robillard presque tous les samedis. C’était notre rituel durant toute l’année qui a précédé les Jeux d’Atlanta. »

Bernier a assisté à tous les Jeux olympiques d’été depuis 1984, que ce soit comme plongeuse, chef de mission ou analyste à la télé, sauf ceux d’Atlanta. « Mes filles sont nées en 1991, 1993 et 1995, alors mon mari avait besoin d’aide à la maison ! Mais j’ai suivi chaque seconde de la compétition d’Annie à la télé et elle m’a fait vivre de grandes émotions. Je pleurais ma vie lorsqu’elle a gagné sa médaille. »

Chaque fois qu’elle voit des Québécois connaître du succès sur la scène internationale, Bernier est émotive.

« Je suis extrêmement fière d’eux, car je sais tout le travail qu’il y a derrière ces performances. Le niveau de compétition est tellement élevé de nos jours. C’est une fierté qui est difficile à décrire, c’est un peu comme lorsqu’on voit ses enfants accomplir des choses. »

— Sylvie Bernier

« J’espère qu’il y aura un plongeur ou une plongeuse qui remportera une médaille d’or. D’une certaine façon, je vais pouvoir partager cet honneur-là. On a eu des performances incroyables d’Alex et d’Annie, et de plusieurs autres, même de nos jours avec Roseline et Meaghan. Je ne veux prendre aucun mérite, pas du tout, mais je suis tellement fière d’eux. »

« C’est sûr que Sylvie a été une source de motivation pour moi, et à plusieurs niveaux. Comme athlète, elle était talentueuse, travaillante, humble et posée. Mais ce n’est pas seulement parce qu’elle est une championne olympique. J’ai vu ce qu’elle a fait après sa carrière, et elle est un modèle à suivre. Elle a mis la barre très haut », a dit Pelletier, qui est devenue une grande amie de Bernier.

« On ne se voit pas si souvent, mais on partage des soupers au moins une ou deux fois par année. La première chose qui me vient à l’esprit lorsque je pense à Sylvie, c’est la loyauté. C’est une force tranquille. Elle a toujours occupé une place importante dans ma vie. Sylvie, c’est vraiment une bonne personne. »

Après le sacre

Bernier n’a jamais regretté sa décision d’avoir mis un terme à sa carrière de plongeuse alors qu’elle n’était âgée que de 20 ans. « Je savais que j’avais atteint mon plein potentiel. Je n’aurais pas pu en faire plus sur un tremplin.

« Ma carrière en plongeon a été une carte d’entrée extraordinaire et j’en suis très fière. Mais pour moi, c’était le début de ma vie adulte. Dans les premiers mois après les Jeux, je faisais de l’anxiété parce que je ne voulais pas juste être reconnue pour un accomplissement que j’avais fait à 20 ans. Ma vie n’allait pas s’arrêter après ma médaille. »

C’est le moins qu’on puisse dire. En plus de détenir un baccalauréat en administration des affaires et une maîtrise en gestion dans le milieu de la santé, d’avoir été chef de mission de l’équipe canadienne, chroniqueuse et analyste à la radio et à la télévision, Bernier a toujours été grandement impliquée dans la promotion des saines habitudes de vie. Elle est notamment présidente de la Table sur le mode de vie physiquement actif depuis 2011 et présidente de la Table québécoise sur la saine alimentation depuis 2015.

« Le fil conducteur de ma vie aura toujours été la promotion des saines habitudes de vie. C’est une autre façon d’aider la jeunesse, surtout celle des milieux défavorisés. Je veux aider le plus de gens possible à avoir un mode de vie sain et à éviter les maladies évitables qui sont attribuables au surpoids. »

De grands athlètes, le Québec en a bien sûr connu beaucoup. Mais si l’on tient compte de l’impact qu’ils ont eu dans leur sport, puis à l’extérieur de celui-ci, très peu d’entre eux peuvent se targuer d’avoir eu un parcours comparable à celui de Bernier.

« C’est sûr que les Jeux ont changé le cours de ma vie, mais ce sont les choix que j’avais faits auparavant qui ont mené à ça. J’ai quitté Québec et ma famille alors que je venais d’avoir 18 ans, et à cette époque, les athlètes n’avaient pas le même encadrement qu’ils ont aujourd’hui. Je suis déménagée seule à Montréal et il y avait de la peur. Mais j’ai suivi mes tripes et je m’en remercie. Je n’ai jamais laissé la peur dicter ma vie.

« Le plongeon, c’est de plonger dans le vide, et ça me résume bien. Je n’ai jamais eu peur de faire mon propre chemin. Si j’ai aidé des gens et que j’ai ouvert des portes en cours de route, j’en suis ravie. »

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