La rhétorique qui insulte
En voulant régler un problème « urbain », le gouvernement pénalisera l’économie agroalimentaire des régions
Les changements proposés à notre système fiscal par le gouvernement fédéral font réagir ces jours-ci. Les propositions touchent les petites entreprises et tentent de mettre fin aux échappatoires qui s’offrent à un nombre grandissant de professionnels.
De toute évidence, une injustice fiscale règne au Canada, alors établir des restrictions n’est pas une idée bête en soi. Certains contribuables dont le salaire avoisine les 50 000 $ paient parfois plus d’impôt que ceux qui en gagnent 250 000. Par contre, pour notre filière agroalimentaire, l’inquiétude s’installe.
L’obsession égalitariste du gouvernement Trudeau, à la défense de la soi-disant « classe moyenne », pénalisera nos agriculteurs et entreprises agroalimentaires.
Le plan d’Ottawa vise à faire trois choses. D’abord, la proposition du ministre des Finances, Bill Morneau, tient à mettre fin au saupoudrage de revenus, une stratégie selon laquelle un propriétaire de petite entreprise pouvait répartir une portion de son revenu entre des membres de sa famille qui paient moins d’impôt. Ensuite, la proposition s’attaquera aux placements des sociétés privées exemptés d’impôts qui servent d’instrument d’épargne personnelle. Et finalement, le gain en capital imposé à un taux inférieur se retrouve aussi dans la ligne de mire d’Ottawa, qui tente de mettre fin à la possibilité de transposer les revenus d’entreprise. En gros, voilà la proposition d’Ottawa pour cet automne. Rien pour énerver le poil des jambes, quoi.
Le ministre Morneau vise à restreindre certains allègements fiscaux qui n’ont vraiment rien à voir avec la création d’emplois, l’entrepreneuriat ou le développement économique des centres urbains. Dans plusieurs cas, il s’agit de dentistes, de comptables ou d’autres professionnels qui profitent des mécanismes actuels, arrivant ainsi à payer moins d’impôts. La plupart se situent dans les grands centres. Cependant, pour le secteur agroalimentaire et nos régions, ces changements toucheront plusieurs fermes et entreprises.
Des fermes incorporées
En agriculture au Canada, plus de 25 % des fermes sont des entreprises familiales. L’incorporation devient un mécanisme utile et souvent employé par les agriculteurs afin d’impliquer leurs enfants et d’assurer une relève en agriculture. En région, la relève agricole représente un enjeu crucial, alors l’incorporation permet aux enfants de jouer un rôle décisionnel important à un très jeune âge.
Au Canada, on assiste à une diminution du nombre de fermes, mais la proportion des fermes incorporées augmente, et ce n’est pas pour rien. Il existe maintenant plus de 43 000 fermes canadiennes incorporées comparativement à 23 000 en 2001. Même les provinces comme le Québec et l’Ontario ont encouragé ces dernières années les agriculteurs à s’incorporer lorsque les revenus de la ferme dépassaient 75 000 $ annuellement.
La réforme forcera les entreprises à rémunérer les actionnaires d’une société selon un travail bien défini. Le travail à la ferme effectué par les enfants s’évalue toujours de manière un peu ad hoc et peu claire. Plus important encore, les nouvelles mesures proposées limitent l’exemption fiscale sur les gains en capital. Actuellement, si une société agricole vend une terre, ou même la ferme, l’exemption peut atteindre 1 million de dollars. Selon les règles actuelles, la vente des actifs à la prochaine génération devient fiscalement avantageuse.
Avec ces changements, le fonds de pension de plusieurs agriculteurs se trouvera nettement réduit et ces entrepreneurs agricoles ne retrouveront pratiquement plus aucun avantage à vendre la ferme à leurs propres enfants.
Un scénario semblable touche aussi les petits transformateurs en région, ou même les agriculteurs qui peinent à s’intégrer verticalement en introduisant une valeur ajoutée à ce qu’ils produisent. Fromages, confitures, tartes, pains, une panoplie de très bons produits nous sont offerts par des entreprises de chez nous qui survivent en raison d’un régime fiscal au service de l’entrepreneuriat en région. Même chose pour la restauration et plusieurs entreprises dans le secteur du service alimentaire qui valorisent autant les valeurs familiales que la qualité et la variété de l’offre.
Les intentions du gouvernement Trudeau paraissent légitimes, mais la rhétorique d’iniquité envers les salariés qui gagnent moins insulte des milliers d’entrepreneurs en région qui travaillent fort pour nous offrir de très bons produits alimentaires. Vouloir payer moins d’impôt, légalement, n’est pas un crime. Dans un marché capitaliste équilibré comme au Canada, user de stratagèmes devient tout à fait acceptable. Contrairement aux États-Unis, où les ultrariches ne paient à peu près pas d’impôt, le Canada ne s’en tire pas si mal.
Pour le secteur agroalimentaire, un régime fiscal qui permet aux petites entreprises de survivre s’avère moins coûteux que de soutenir un portfolio de programmes d’octrois dont les résultats se mesurent parfois difficilement. De plus, la nature cavalière et bidon du processus de consultation préoccupe. Au beau milieu de l’été, tandis que tout le monde profitait des vacances, le ministre des Finances allouait une période de 75 jours de consultation qui se terminera le 2 octobre, après quoi il déposera un projet de loi, probablement quelques semaines plus tard. Une période de consultation qui coïncide avec le temps des récoltes, un des moments les plus occupés de l’année pour les agriculteurs, surtout dans l’Ouest canadien. De surcroît, le premier ministre Trudeau a récemment mentionné qu’il entendait adopter la loi, advienne que pourra.
Mais soyons réalistes : le gouvernement fédéral sait très bien que la fiscalité n’excite personne. Pour la plupart d’entre nous, ces débats nous ennuient au plus haut point.
Il est donc fort probable que les partis de l’opposition n’auront pas grand succès à faire de la réforme fiscale un enjeu politique important cet automne.
Notre régime fiscal qui touche les sociétés changera, tandis que le nouveau cadre fiscal handicapera nos agriculteurs, la relève et une multitude d’entreprises dans le secteur agroalimentaire. La majorité libérale à Ottawa aura certes le dernier mot, mais en voulant régler un problème « urbain », le gouvernement pénalisera l’économie agroalimentaire des régions. Dommage.
Avec ces changements, le ministre des Finances anticipe des revenus supplémentaires d’environ 250 millions pour Ottawa, et c’est tant mieux. Dans un futur plus ou moins rapproché, Bill Morneau aura peut-être les moyens de créer de nouveaux programmes de subventions pour venir en aide au secteur agroalimentaire qu’il aura lui-même durement pénalisé avec sa propre réforme fiscale.