Analyse

La fin d’un débat de 11 ans ?

QUÉBEC — Apprenti sorcier, le ministre Simon Jolin-Barrette veut poser un geste sans précédent dans l’histoire juridique du Québec : modifier la Charte des droits et libertés de la personne du Québec sans l’appui unanime des partis, sans même avoir obtenu un large consensus des élus à l’Assemblée nationale.

Mais il ne le sait pas. Il faut dire que le ministre nous avait habitués à des raccourcis étonnants pour un avocat ; dans le débat sur l’immigration, il avait soutenu que son texte était le même que celui du précédent gouvernement, « à quelques mots près ». Un détail pour un juriste ! Avec un projet de loi qui est loin de faire consensus, donc, il compte changer la Charte, une idée que l’on pourrait qualifier de saugrenue, pour reprendre une épithète chère au ministre Jolin-Barrette.

Pour affirmer la laïcité de l’État, Québec compte modifier le texte de la Charte pour y inscrire « l’importance fondamentale que la nation québécoise accorde à la laïcité de l’État ». On veut aussi ajouter « la laïcité de l’État » aux balises prévues pour poser des limites aux droits dans une société libre et démocratique. Mais hier, Simon Jolin-Barrette était incapable de citer un seul précédent où cette loi fondamentale avait été modifiée par l’Assemblée nationale.

Or la Charte a été modifiée pas moins de 27 fois depuis son adoption en 1975. Mais chaque fois, hormis deux exceptions marginales, l’approbation a été unanime. Dans chaque cas, on étendait les droits individuels, on ajoutait un motif de discrimination, on interdisait un nouveau comportement inadmissible. Dans les deux cas où on a adopté une modification à la majorité des voix – sur l’éducation religieuse en 2005 et sur l’orientation sexuelle en 1975 –, seulement un ou deux députés avaient rompu l’unanimité de l’Assemblée, relèvent Pierre Bosset et Michel Coutu, dans un texte de la Revue québécoise de droit international.

La Charte des droits est éminemment vulnérable – loi ordinaire, elle peut être modifiée par une majorité au Parlement. Mais le gouvernement Legault ira-t-il de l’avant sans l’assentiment d’un nombre important de députés ? Que fera-t-il si l’un des partis de l’opposition refuse d’un bloc son appui à l’échéance de l’ajournement de juin ? 

Surtout, même s’il insiste sur sa nette majorité à l’Assemblée nationale, le gouvernement ira-t-il jusqu’à faire adopter par bâillon une disposition qui a toujours nécessité un très large consensus, sinon l’unanimité ?

Pour les libéraux, il est « interdit d’interdire », dit Hélène David, citant le slogan de Mai 68. Chez ses collègues députés, en privé, on observe toutefois que « tout le monde en a soupé de ce débat », qu’il est temps de passer à un autre appel. Au Parti québécois (PQ), Pascal Bérubé cherche, lui, à négocier. Il a déjà obtenu l’inclusion des directeurs d’école, l’éviction du crucifix à l’Assemblée nationale ; il demande désormais – sans grand espoir, il est vrai – qu’on étende l’interdiction aux enseignants des écoles privées.

Pour épauler le ministre Jolin-Barrette, hier, les stratèges du gouvernement offraient Geneviève Guilbault, de la Sécurité publique, et Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation, aux médias qui réclamaient des entrevues. La responsable de la Justice, Sonia LeBel, n’était pas du nombre – les juristes de l’État désapprouvent le projet de loi, qui suspend les libertés fondamentales prévues aux chartes canadienne et québécoise.

Entre le PQ et le PLQ

Le projet de loi 21 déposé hier à l’Assemblée nationale vise à tirer un trait sur 11 ans de débats souvent chargés d’émotion, à coups de manchettes alarmantes, de guérilla judiciaire. On est près des recommandations du rapport Bouchard-Taylor : les employés incarnant l’autorité du gouvernement, les policiers, les agents des services correctionnels et les procureurs de la Couronne n’auront pas le droit de porter de signes religieux. Le président et les vice-présidents de l’Assemblée nationale non plus. Pour les juges de la Cour du Québec, ceux des cours municipales ou les juges de paix, le gouvernement refile la patate chaude au Conseil de la magistrature.

Comme elle s’y était engagée bien avant les élections, la Coalition avenir Québec (CAQ) ajoute les enseignants des écoles primaires et secondaires. En deux coups de cuillère à pot, le ministre Jolin-Barette se débarrasse des recours portés en vertu de la loi 62, adoptée par les libéraux. Si le projet de loi 21 est adopté, la loi antérieure devient caduque.

Avec un grand-angle, on constate que François Legault a opté pour un compromis – incarné d’ailleurs par l’éviction du crucifix de l’Assemblée nationale, idée à laquelle il s’opposait il n’y a pas si longtemps. À l’unanimité, les députés ont approuvé la motion qui confie au Bureau de l’Assemblée nationale le mandat de trouver un autre endroit, dans l’hôtel du parlement, pour ce legs de Maurice Duplessis. C’était la première recommandation du rapport Bouchard-Taylor, il y a 11 ans.

On doit reconnaître avec le ministre Jolin-Barrette que la proposition du gouvernement est campé résolument au centre. 

Elle va beaucoup moins loin que la charte des valeurs de Bernard Drainville, qui proscrivait le port de signes ostentatoires à tous les employés de l’État. Inversement, elle va plus loin que la position du Parti libéral du Québec, totalement opposé aux interdictions – Philippe Couillard se bornait à proscrire le port du niqab, le voile intégral, pour donner ou recevoir les services publics.

Si on y regarde de plus près, le projet est truffé d’incohérences, de propositions « saugrenues », l’expression malheureuse de Simon Jolin-Barrette. Dans les écoles, les élèves seront entourés de nouveaux enseignants – embauchés après le 27 mars 2019 – qui n’auront pas le droit de porter de signes religieux, mais les responsables des services de garde pourront porter le voile. Le projet de loi élimine aussi le critère « ostentatoire » pour interdire un signe religieux. 

Même pas besoin de le voir : porter un bijou en forme de croix, même minuscule, même invisible, vous place en contravention de la loi. Pas d’inquiétude, il n’y a rien de prévu pour vérifier ces infractions – il n’y aura pas de fouilles à nu – et il n’y a même pas de sanctions prévues pour les contrevenants. Dès le dépôt du projet de loi, le premier ministre Justin Trudeau, depuis Halifax, émettait de sérieuses réserves. L’opération assombrira les relations entre le Québec et le reste du pays – en 1988, le Manitoba avait retiré son appui à l’Accord du lac Meech le jour même où Robert Bourassa avait déposé une loi pour prohiber l’anglais dans l’affichage public.

Le ministre Jolin-Barrette dit miser sur le sens commun, le gros bon sens. On peut penser qu’il compte plutôt sur l’exaspération des citoyens devant un débat sans fin.

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