Incendies de forêt en France

Gironde, chronique d’un désastre annoncé

Des forêts peu entretenues, une chaleur caniculaire, des pompiers mal coordonnés… Enquête sur une bataille perdue d’avance.

Lundi 18 juillet : l’incendie prend de telles proportions qu’il avale, au nord, les campings. Des cinq installés au bas de la dune du Pilat, dont le fameux camping des Flots bleus, il ne restera bientôt que des voitures calcinées, des boules de pétanque brisées en deux par la chaleur infernale (jusqu’à 1000 °C), des caravanes transformées en flaques rectangulaires de plastique fondu, des bouteilles de gaz obèses aux formes grotesques, déformées par la pression, d’autres explosées en shrapnels.

Au sud, le feu menace la base aérienne de Cazaux : 10 Rafale et 17 Alpha Jet décollent en urgence pour trouver refuge dans d’autres bases. À l’hôtel La Co(o)rniche, les pompiers jettent les bouteilles de gaz dans la piscine tandis que celles des campings, au loin, explosent par centaines. Les soldats du feu ont sauvé les hommes, sauvé les biens, les maisons ; ils ont demandé à la police et à la gendarmerie d’évacuer 36 500 personnes avec l’aide des mairies. Amers, ils n’ont pas pu sauvegarder une forêt primaire irremplaçable, très différente des forêts landaises usinées par l’homme : le feu était trop puissant. Un mur de flammes de plus de 40 mètres de haut, un tsunami incandescent. Fatalité ? Non. Juste le résultat terrible de décisions humaines, de choix par essence imparfaits qui, agglomérés les uns aux autres, comme dans le cas d’un écrasement d’avion, ont abouti à la destruction irréversible d’un joyau unique dont l’existence est attestée depuis deux mille ans.

Ces décisions parfois minuscules, mais fondamentales, sont survenues aux prémices du feu, pendant ces minutes précieuses où il peut encore être contrôlé. Une fois que le monstre s’est levé, il n’y avait plus rien à faire. « On ne rattrape pas une balle quand elle a été tirée, lâche Laurent, un pompier volontaire de Charente, les pieds enfoncés dans la cendre. Ce feu, il était plus fort que nous. »

Tout se joue le mardi 12 juillet, à partir de 15 h 11 et dans les minutes qui suivent.

Cet après-midi-là, le fils de la directrice d’un des campings de la dune conduit un fourgon Ford qui transporte des déchets verts sur la piste 214, du Pilat vers Cazaux. Cette piste asphaltée est une mèche qui serpente dans un baril de poudre. Il n’a pas plu depuis des semaines dans la région. L’hygrométrie est au plus bas. Les températures sont caniculaires­ : plus de 40 °C. Le maire de La Teste-de-Buch a songé à fermer ce passage pendant l’été. Hélas, il y a finalement renoncé sous la pression des usagers.

Responsabilité collective : la piste est pratique et permet de couper­ directement vers Cazaux. L’étincelle qui va faire disparaître une forêt entière craque dans le moteur d’une camionnette. Un problème électrique survient dans ce véhicule dont la validité du contrôle technique, ironie du sort, s’achevait le jour même à minuit. Le conducteur ne parvient pas à utiliser l’extincteur qu’il possède, et il peine à prévenir les pompiers dans cette zone mal couverte par la téléphonie mobile.

Ce jour-là, le risque d’incendie défini par arrêté préfectoral est classé par le service Feu au niveau « modéré » sur une échelle de six niveaux allant de « faible » à « extrême ». Si cette journée avait été classée en risque « sévère », l’échelon supérieur, deux Canadair auraient été dépêchés de Nîmes, leur base habituelle en été, à Bordeaux et placés sous hangars.

Au départ de Nîmes, le lourdaud bombardier d’eau met une heure et demie pour atteindre la Gironde. Une éternité. Malgré tout, les professionnels du feu savent que le danger couve. Après négociation entre les centres opérationnels du sud-ouest et du sud-est de la France, un avion Dash est prépositionné à Carcassonne, à mi-chemin entre les deux zones. Cet avion est spécialisé dans le largage de retardant sur les feux naissants. Il est une composante essentielle de la doctrine française en matière de feux de forêt : attaquer immédiatement et massivement les départs. Il atterrit à 14 heures à Carcassonne… le jour de l’incendie. Les pilotes vont faire la sieste. Vers 16 heures, une heure après le début du feu, ils sont réveillés. L’avion est appelé en urgence vers La Teste. Au même moment, un autre feu se déclenche en Gironde, à Landiras, dont l’origine semble criminelle. La concomitance des deux méga-feux va diviser les forces et désorganiser le système.

Au sol, au pied de la dune du Pilat, tandis que le feu grossit à vue d’œil, le commandement opérationnel envoie des moyens « forêt » sur la base minimale définie par le risque du jour (trois véhicules pour un risque « modéré »), alors qu’il s’agit d’un feu de véhicule sur une piste carrossable. On a vu passer plus tard des moyens plus lourds, avec cuve de 10 000 litres et canon à grande portée et forte puissance, qui auraient pu être mobilisés immédiatement dans la force de frappe. « Sous la pression, nous prenons tous des décisions qui ne sont pas toujours les plus pertinentes », résume un pompier.

Les premiers soldats du feu entrent dans une forêt escarpée et broussailleuse, difficile d’accès et qui n’est plus entretenue depuis le départ des résiniers qui l’habitaient jusque dans les années 1980. Sauf autour des puits de pétrole disséminés dans la forêt, aucune piste ne peut leur permettre d’avancer. Aucun pare-feu. Les travaux pour construire de telles pistes venaient de débuter le 5 juillet, après des années de tergiversations et de conflits juridiques entre les propriétaires de la forêt, qui n’ont pas le droit de l’exploiter, et ses usagers qui, eux, peuvent prélever du bois et dont les associations ont refusé, un temps, la création de ces voies de 6 mètres de large pour le passage des véhicules de pompiers.

Bruno Lafon, président de la Défense des forêts contre les incendies (DFCI) en Gironde, regrette amèrement ce temps perdu : « C’est un désastre, une frustration terrible. L’association des usagers s’opposait encore aux travaux, désirait récupérer l’argent de la coupe et voulait organiser une manifestation le 13 juillet. »

Dans un communiqué, l’association des usagers se défend : « Nous rappelons que l’autorisation pour ces travaux a été donnée il y a plus d’un an. Pourquoi avoir attendu le 5 juillet pour les entreprendre ? Nous refusons d’endosser le rôle du bouc émissaire. »

Ces querelles picrocholines dont les racines ont six siècles et l’inertie des décideurs, notamment celle de la DFCI locale de La Teste, pointée­ du doigt par nombre d’observateurs, ont laissé la forêt dans son état sauvage, impénétrable. Un paradis pour un naturaliste, un cauchemar pour un pompier. Nonobstant, rien ne dit que la création de ces voies l’aurait sauvée du feu. La forêt jardinée de Landiras, très bien entretenue, pixélisée par de nombreuses voies d’accès, a été, elle aussi, balayée par le feu.

Le film des premiers instants cruciaux de l’incendie du siècle se poursuit dans le ciel. Vers 17 heures, l’avion Dash parti de Carcassonne survole la forêt de La Teste en compagnie d’un hélicoptère du commandement des pompiers et d’un autre, de la sécurité civile, dans lequel opère l’officier « aéro » chargé de donner au pilote du Dash les coordonnées de largage. Pendant une précieuse demi-heure, le bombardier ne peut larguer son retardant. L’officier aéro ne connaît pas la position des pompiers dans la forêt. Les véhicules rouges ne sont pas tous équipés de GPS et les communications radio passent très mal. Impossible de larguer sans risquer de blesser les hommes. Les soldats du feu ne combattent pas avec les mêmes moyens que les soldats à la guerre : ils n’ont pas de tablette avec coordonnées GPS, pas de drones ; ils utilisent des cartes d’état-major d’un autre siècle, font ce qu’ils peuvent avec leur courage et les moyens du bord.

Arrivés en renfort depuis Nîmes vers 18 h 30, les Canadair survolent l’incendie­ quand la bataille pour la forêt de La Teste est déjà perdue. « Dans des drames pareils, résume un pompier, il y a toujours des erreurs humaines. Il faut étudier ce qu’il s’est passé et tirer de cette expérience les leçons pour demain. On peut saluer l’immense solidarité qui s’est mise en place à tous les échelons après le départ du feu. On ne peut pas ignorer que des parties de cette forêt étaient inaccessibles. On ne peut pas ignorer que les moyens engagés au départ n’étaient peut-être pas adaptés. On ne peut pas ignorer que le classement en risque “modéré” de cette journée n’était peut-être pas adapté non plus. »

On ne peut pas oublier encore les conditions météorologiques exceptionnelles qui ont présidé aux destinées de cette forêt et qui risquent de se reproduire.

Au PC des pompiers installé à l’hippodrome de La Teste, Jean-Claude Fulon s’occupe du ravitaillement des pompiers au feu. Son père était résinier. Il a appris à marcher dans cette forêt qu’il connaît depuis sept décennies, il y a bu de délicieux verres de lait dans des pots à résine pendant toute son enfance : « Ce feu, on ne pouvait pas l’arrêter. Et on est tous responsables. Il n’y a pas eu de pluies pendant des semaines, il a fait 40 °C sans aucune humidité. Je n’ai jamais connu ça avant. Jamais, en plus de soixante-dix ans ! » « Tout change très vite. Les périodes de sécheresse sont plus nombreuses et touchent tout le territoire, juge un pompier de retour de sa mission de surveillance. Avant, on avait 12 Canadair et 3 Dash pour les feux du sud-est de la France. Maintenant, on a la même flotte pour toute la France. »

En face de la dune du Pilat, depuis sa propriété à la pointe du cap Ferret, Benoît Bartherotte a contemplé le désastre, effaré de voir des flammes s’élever au-dessus de la ligne de crête de la dune. Le styliste et homme d’affaires est connu pour avoir érigé avec ses propres deniers une immense digue qui a sauvé de l’engloutissement le trait de côte de la pointe du cap. Il est aussi connu pour avoir le verbe haut. Il enrage contre l’inaction des pouvoirs publics avant la catastrophe, et contre l’urbanisation qui gonfle comme une tumeur autour du bassin, dans une zone inflammable, cette incurie qui a préparé le terrain à l’incendie : « Des villes ont doublé ou triplé leur population en vingt ans et les infrastructures n’ont pas bougé. Cette forêt a beaucoup de propriétaires en conflit avec les usagers. Et l’État a refusé d’arbitrer. Quand il y a tant d’acteurs, c’est comme s’il n’y avait personne, il n’y a plus de responsables. Au cap Ferret, c’était pareil. Personne ne voulait agir. Chacun voulait prendre, personne ne voulait donner. Payer de soi-même, de son énergie, de son argent. Chacun défend son intérêt. Les pompiers ont protégé des maisons que les assurances auraient pu indemniser. Une forêt millénaire est irremplaçable. Aujourd’hui, des gens m’appellent pour aider à la replantation ; je leur dis de plutôt laisser faire la nature et de créer une fondation pour acheter des Canadair. Mais je ne suis jamais triste devant les effondrements. Ça me galvanise. Je crois à la force des choses. Au fléau. C’est le fléau qui fait sortir le grain des céréales. Il est indispensable, nécessaire. On l’a peut-être bien mérité. La nature va corriger tout ça. »

Désormais, cette plaie béante, qui fut l’une des plus belles forêts de France, suinte de fumerolles dans une odeur de résine brûlée. Pour la plupart, les pins bouteilles et les chênes pédonculés multiséculaires au tronc noirci sont encore debout, mais leurs racines se consument sous le sable : ils sont condamnés. Les insectes xylophages viendront dévorer les survivants : 90 % de la forêt est passée de vie à trépas, les arbres jeunes et les arbousiers sont carbonisés. En tout, 7 000 hectares foudroyés, dont plus de 3 000 dans la forêt usagère, la plus sauvage, la plus précieuse.

« Si on laisse faire la nature toute seule, cela risque de prendre des années et surtout, entre-temps, les promoteurs immobiliers vont s’inviter à la fête », soupire Philippe Barre, trublion écolo inclassable, créateur de Darwin à Bordeaux, originaire d’Arcachon. Pendant l’incendie, il a reçu un message de soutien du chef indien Raoni, qu’il a fait venir à Darwin. L’entrepreneur atypique vient d’acheter 24 hectares de forêt à Arcachon, proches de la forêt détruite, pour en faire un « noyau de résilience forestière », un îlot de biodiversité mis à l’abri des appétits des investisseurs, avec des projets de pépinières expérimentales, et parrainé par le naturaliste Francis Hallé. Son projet, appelé Camicas, pourrait jouer un rôle dans le reboisement de la forêt annihilée : « L’avenir résilient se construit sur l’analyse de ce qu’il s’est passé. L’État défaillant n’est pas capable de gérer la complexité. Une société de forêt citoyenne et indépendante est plus à même de faire face aux enjeux socio-économiques à trente ans et aux enjeux écologiques à trois cents ans. »

La cabane que possède Philippe Barre dans la forêt usagère a été sauvée par les pompiers. Il ne s’en réjouit pas vraiment : « Ma cabane, j’aurais pu la reconstruire. La biodiversité incroyable de cette forêt, on ne la reverra jamais. À cause du réchauffement, on ne reproduira pas une densité équivalente avec les étés qu’on va avoir. Celui de 2022 est sans doute l’un des moins chauds qu’il nous reste à vivre. »

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