Quand les mères se lèvent

« Le temps de la colère est vraiment arrivé »

Au Québec comme aux États-Unis, des mères en colère se rassemblent et montent au front, exigeant des changements politiques au nom de leurs enfants. Alors que l’on a longtemps nié aux femmes le droit à la colère, notre chroniqueuse s’est intéressée à l’histoire de tels mouvements et à leur portée.

« Est-ce qu’il va falloir qu’on s’immole pour qu’on nous entende ? »

La question a été lancée à Anaïs Barbeau-Lavalette par une Laure Waridel en colère, blaguant à moitié, un après-midi d’hiver.

L’auteure et cinéaste se sentait envahie par une grande tristesse en pensant à ses trois enfants dont elle est si fière et à la démolition du monde dont elle a si honte. Elle a appelé son amie écosociologue. Elle a reconnu chez elle le même amour maternel, la même colère, le même sentiment d’impuissance devant l’urgence climatique.

« Mais rapidement, en en parlant, il y a une alchimie qui a opéré. On s’est rendu compte que ce n’était vraiment pas de l’impuissance », raconte Anaïs Barbeau-Lavalette.

La semaine suivante, elles étaient 40 mères et grands-mères dans le salon de Laure Waridel prêtes à partir en guerre, réalisant que ce qu’elles avaient en commun était une force bien plus qu’une faiblesse. Les Mères au front étaient nées.

Deux ans et demi plus tard, un peu partout au Québec, elles sont des milliers à se battre pour leurs enfants, poing en l’air. Comme on a pu le voir avec le scandale de la Fonderie Horne, ces mères indignées qui s’avancent pour réclamer davantage de courage politique, exigeant que leurs enfants ne soient pas empoisonnés à l’arsenic, sont devenues des interlocutrices incontournables.

« Je pense que le temps de la colère est vraiment arrivé », me lance Anaïs Barbeau-Lavalette.

Isabelle Fortin-Rondeau, mère au front de Rouyn-Noranda, qui habite au pied de la fonderie, renchérit. « Je croise des mamans au soccer et des gens zéro militants. Et tout le monde ne parle que de ça. On sacre et on est en tabarnak. Les gens veulent que ça change. »

Comme d’autres, cette mère sent d’instinct que c’est sa mission prioritaire de protéger ses enfants. « Je m’imagine me promener dans la forêt et qu’un ours nous attaque… Il n’y a même pas d’hésitation dans ma tête. Je me mets devant et je vais me battre contre l’ours ! »

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C’est en regardant une vidéo virale des mères texanes du mouvement Mothers Against Greg Abbott (dont l’acronyme MAGA en rappelle de façon involontaire un autre) que j’ai eu envie de réfléchir à la posture de la mère en colère.

« On dit que rien ne se passe dans la politique texane, jusqu’à ce que ça arrive. Jusqu’à ce que vous fassiez chier les femmes du Texas ! Et maintenant, nous sommes prêtes à nous battre ! », peut-on lire dans la description de la première d’une série de vidéos percutantes de ce mouvement né de la colère d’une mère d’Austin dénonçant l’absence de masques obligatoires dans son district scolaire.

D’Austin à Rouyn-Noranda, le contexte politique est fort différent, mais le ras-le-bol semble être le même…

En voyant ces mères se lever ici comme ailleurs, mues par un sentiment d’urgence devant la crise climatique, l’érosion de leurs droits ou la santé de leurs enfants, je me suis interrogée sur le pouvoir de la colère maternelle, son histoire et sa portée.

Quand les mères s’en mêlent, qu’est-ce que ça change ?

La question passionne l’instigatrice des Mères au front.

La figure de la mère a souvent été celle d’une personne inoffensive, rappelle d’emblée Anaïs Barbeau-Lavalette. C’est celle qui berce, qui réconforte, qui prend soin des enfants.

« Et c’est vrai qu’il y a une part de la maternité qui revient à ça. Mais il y a aussi la mère qui est en tabarnak et qui dit : “Passe-moi sur le corps avant de piler sur mes petits.” Celle-là est dangereuse. Et il faut la mettre de l’avant autant que l’autre. »

— Anaïs Barbeau-Lavalette

On a souvent cantonné les femmes dans des stéréotypes d’héroïnes vierges ou masculines. « Mais la mère n’était jamais associée à quelque chose relié au pouvoir. »

Pourtant, l’histoire nous montre que lorsque les mères se lèvent, c’est souvent que l’on est à un point de bascule. Il y a dans la maternité une puissance capable de défier les structures du pouvoir, croit-elle.

On pense par exemple au combat des Mères de la place de Mai en Argentine. Des mères indignées, baptisées avec mépris « les folles » de la place de Mai par les militaires qui dès 1977, vêtues de noir, se sont rassemblées courageusement chaque semaine pour demander justice pour leurs enfants « disparus » sous la dictature.

On peut penser aussi à l’organisation Machsom Watch en Israël, regroupement de mères que la réalisatrice d’Inch’Allah se rappelle avoir croisées aux « check points », les postes de contrôle entre Israël et les Territoires palestiniens occupés. Ces mères jouaient essentiellement un rôle de témoins. Mais leur seule présence, même en silence, avait le pouvoir de calmer le jeu, se souvient-elle.

« Les jours où les mères étaient là, les soldats étaient beaucoup moins violents. Il y avait vraiment moins d’altercations entre les Palestiniens qui voulaient passer et les soldats qui contrôlaient le passage. »

Lorsque des mères s’avancent et posent les yeux sur vous, ça ébranle, souligne Anaïs Barbeau-Lavalette. Parce qu’on a (presque) tous une mère… « Quand les décideurs ou ceux qui sont dans une situation de pouvoir se savent regardés par des mères, j’ai l’impression que ça nous remet sur un pied d’égalité grâce à cette fibre humaine qu’on partage tous. »

Parce que je suis mère

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire du Québec que des mouvements comme Mères au front se lèvent pour revendiquer des changements en invoquant leur statut de mère.

« Je vois une filiation entre ce type de mouvements et le fait qu’au début du XXsiècle, par exemple, certaines féministes revendiquaient des droits ou des mesures sociales au nom de la maternité », souligne l’historienne Denyse Baillargeon, professeure émérite à l’Université de Montréal.

On a qualifié ce mouvement de « maternaliste ». « Ces femmes réclamaient le droit de vote en disant : il nous faut le droit de voter parce que nous sommes des mères. Et comme mères, nous avons une expertise, la compétence, pour savoir ce qui est bien pour les enfants dans la société. Ou alors, elles pouvaient dire : il faut pasteuriser le lait. Parce que le lait non pasteurisé fait mourir les enfants. Et nous, comme mères, ça nous préoccupe. »

S’il y a là une parenté avec le discours de Mères au front, qui fait de l’amour maternel son combustible, il y a aussi des différences notoires, observe Denyse Baillargeon.

« Là où je ne veux pas faire de parallèle, c’est qu’au début du XXsiècle, ces féministes ne contestaient absolument pas la place des femmes dans la société. En revendiquant des droits au nom des mères, en même temps, elles disaient que leur rôle dans la société était vraiment d’être des mères et que leur place était au foyer. »

Contrairement à ce que donne à croire un mythe tenace, le Québec n’a jamais été une société matriarcale, c’est-à-dire une société où les femmes détiennent le pouvoir dans la sphère publique, rappelle l’historienne. En réaffirmant leur rôle dans la sphère privée, les féministes du mouvement maternaliste ne contestaient pas l’ordre patriarcal.

C’est dire que si la figure de la mère qui revendique peut être subversive, elle n’est pas sans écueils. « C’est une posture qui peut aussi être un piège à certains égards parce qu’il y a le risque d’essentialiser le rôle des femmes et le rôle des mères », observe l’historienne Camille Robert.

Denyse Baillargeon abonde dans le même sens.

« La ligne peut parfois être mince entre le fait de revendiquer sa compétence maternelle pour revendiquer des choses et enfermer les femmes dans ce statut et ce rôle. Il faut naviguer finement. »

— Denyse Baillargeon, historienne et professeure émérite à l’Université de Montréal

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Quelle est la portée politique d’un mouvement comme Mères au front ?

« C’est une voix certainement crédible et importante, qui vient ajouter une pression supplémentaire, mais qui ne sera pas suffisante à mon avis pour faire bouger les choses. Cela va prendre des alliances plus larges », croit Denyse Baillargeon.

L’organisation d’une grande marche commune « Du pain et des forêts » avec le mouvement Ma place au travail – dont l’instigatrice, Myriam Lapointe-Gagnon, a depuis fait le saut en politique avec Québec solidaire – est un exemple intéressant d’alliance qui peut contribuer au changement.

S’il est vrai que la parole des femmes tend à ne pas être suffisamment écoutée, voire à être ignorée, le mouvement Ma place au travail, porté principalement par des mères qui ont talonné le gouvernement caquiste pour réclamer des places en garderie, montre qu’il peut en être autrement.

La crise sanitaire a mis une pression énorme sur les épaules des femmes qui cumulent des rôles de mères, soignantes et proches aidantes, mais leur situation a été largement ignorée par le gouvernement caquiste, souligne Camille Robert, qui dresse un bilan critique de la gestion de la COVID-19 au Québec dans l’ouvrage collectif Traitements-chocs et tartelettes (Somme toute, 2022).

N’eût été la colère des milliers de femmes qui se sont ralliées derrière le mouvement Ma place au travail, lancé au printemps 2021, la création de places en garderie serait demeurée un enjeu invisible.

« Le gouvernement n’a pas eu le choix d’écouter ce qu’elles avaient à dire. Au départ, il disait : “Non, non, non, il n’y a pas de crise dans les garderies, il y a assez de places.” À un moment donné, quand ça faisait des mois qu’il se faisait pourchasser par les militantes de Ma place au travail, il n’a pas eu le choix d’admettre qu’il y avait réellement un problème », observe Camille Robert.

Pourquoi ces mouvements sont-ils surtout portés par des mères et non par des pères ? « Peut-être parce que les hommes occupent une posture privilégiée dans plusieurs sphères ou qu’ils peuvent se permettre de ne pas se sentir concernés par bon nombre d’enjeux », avance Camille Robert.

Si la pénurie de places en garderie a aussi un impact sur les pères, il demeure plus limité. « Ce n’est pas nécessairement eux qui vont perdre leur emploi et être forcés de rester à la maison pour prendre soin des enfants. »

Pour ce qui est des enjeux environnementaux, même s’ils devraient préoccuper tout le monde, cela semble faire appel à quelque chose de particulièrement viscéral chez les mères. « On sait scientifiquement que la planète va mal. Mais quand on pense à ce que nos enfants vont vivre et vont avoir à subir, c’est d’autant plus préoccupant et inquiétant. »

Les fruits de la colère

À la suite de la marche « Du pain et des forêts » du 8 mai, forte de la mobilisation citoyenne de 10 000 personnes dans la rue, Mères au front a demandé à rencontrer le premier ministre François Legault.

« La rencontre nous a été refusée plusieurs fois, dit Anaïs Barbeau-Lavalette. Mais la façon dont on l’a eue finalement, c’est parce que j’ai écrit une lettre à la femme de M. Legault, Isabelle Brais. Je lui ai dit : “Je suis une mère, tu es une mère. Parlons-nous sur ce canal-là.” »

Sur ce canal qui diffère des voies politiques habituelles, l’instigatrice de Mères au front a senti une grande écoute. « Nous nous sommes parlé de parent à parent, de mère à père… »

Mères au front a présenté trois demandes très concrètes au gouvernement : la protection du caribou, la gratuité des transports collectifs et le reverdissement des quartiers les plus pauvres, des ruelles et des cours d’école.

« J’ai envie de croire encore en ce dialogue-là parce que pour l’instant, il est ouvert. »

Face à l’urgence climatique, faudra-t-il des actions plus radicales que des réunions et des manifestations pour qu’un changement survienne ?

« J’attends de voir si on se fait niaiser ou pas… Mais il y a beaucoup de mères dans le mouvement et hors du mouvement ainsi que des jeunes qui sentent qu’on est rendus là. »

Mères au front est un mouvement décentralisé, précise-t-elle. La même colère mène à des stratégies différentes. « Il y a des mères qui vont verdir une ruelle. D’autres vont faire de la désobéissance civile. Chacune est mère au front comme elle l’entend. »

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Au Texas, le mouvement Mothers Against Greg Abbott peut-il réellement avoir un poids politique ?

En ralliant des mères de diverses allégeances politiques – démocrates, républicaines modérées et indépendantes – déterminées à renverser le gouverneur républicain Greg Abbott, le mouvement met de l’avant un discours centriste qui peut plaire à un certain électorat, observe Andréanne Bissonnette, chercheuse en résidence à la chaire Raoul-Dandurand.

« C’est un mouvement qui est vraiment intéressant parce qu’il ne concerne pas uniquement des enjeux qui touchent les femmes. »

— Andréanne Bissonnette, chercheuse en résidence à la chaire Raoul-Dandurand

Outre ses revendications concernant le droit à l’avortement, qui a inspiré une autre vidéo virale aussi drôle qu’efficace, le groupe réclame notamment un meilleur contrôle des armes à feu, des mesures sanitaires contre la COVID-19 et moins de clivage.

Un tel discours centriste est susceptible d’interpeller des femmes de banlieue et peut-être même de changer la donne aux élections de mi-mandat. Alors que beaucoup étaient convaincus que Greg Abbott voguait vers une victoire assurée contre le candidat démocrate Beto O’Rourke, la course est plus serrée que prévu, souligne Andréanne Bissonnette.

« C’est intéressant parce que c’est un électorat qui, lorsque mobilisé, peut avoir une incidence. Si on repense aux élections de mi-mandat de 2018, les démocrates ont activement courtisé les femmes de banlieue. Encore une fois en 2020, avec l’histoire des mesures sanitaires contre la COVID-19 et l’abandon du port du masque dans certains districts scolaires, on est allé chercher aussi cet électorat. »

Dans des comtés de banlieues qui votent parfois républicain, parfois démocrate, le vote des femmes a permis des victoires démocrates.

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Pour que la colère des mères soit un outil politique efficace, il faut qu’elle crée un certain désordre, croit Camille Robert.

« Je pense que l’on est rendus à un point où ça prend des actions qui sont dérangeantes pour que des changements se produisent. »

— Camille Robert, historienne

Cela dit, l’histoire nous montre que la colère, quand elle est portée par des femmes, n’est pas nécessairement à leur avantage. Il n’est pas si loin ce temps où on traitait toute femme en colère d’hystérique ou de folle. Alors que chez l’homme, la colère est le plus souvent perçue comme un signe de force, chez la femme, elle demeure plus suspecte, jugée contre nature ou destructrice.

Dans l’histoire, la colère féminine a-t-elle tout de même porté ses fruits ? Ou se solde-t-elle le plus souvent par un ressac ?

« C’est très compliqué ! », me répond Denyse Baillargeon. Il y a souvent un faisceau de facteurs qui fait en sorte que les choses changent dans une société.

« Si on regarde dans le mouvement pour le droit de vote, par exemple, les suffragettes anglaises ont probablement été le groupe de femmes qui a été le plus en colère et qui l’a manifestée par des actions souvent violentes. Pourtant, elles ont obtenu le droit de vote après les Canadiennes qui ont été super tranquilles au point que l’histoire du droit de vote au Canada, c’est presque plate en comparaison ! », lance l’historienne, sur le ton de la boutade.

Il n’y a évidemment pas lieu d’en tirer une règle générale. La colère des femmes est sans contredit nécessaire. Mais elle ne suffit pas, ajoute-t-elle. « Ça peut être un ingrédient moteur, qui vient allumer le feu. Après, il faut que le feu prenne et qu’il soit alimenté par plusieurs causes. »

Anaïs Barbeau-Lavalette croit qu’il est révolu ce temps où une femme en colère perdait en crédibilité. « Je pense qu’on est prêt à la colère des femmes. Surtout au Québec. On a parcouru un grand chemin qu’on a pavé avec intelligence, rigueur, de façon enracinée et constructive. Cette colère-là est entièrement réfléchie et légitime. »

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