Pénurie de main-d’œuvre

« On est allés au bout de ce qu’on pouvait faire »

Le milieu des arts de la scène vit une crise généralisée de main-d’œuvre alors que des spectacles doivent être annulés.

La reprise des festivals et des tournées, combinée à la pénurie de main-d’œuvre généralisée, pèse sur le milieu des arts de la scène. Résultat : face à un manque criant de techniciens qui menace les spectacles à l’échelle de la province, Culture Trois-Rivières a choisi, la semaine dernière, d’annuler cinq spectacles, dont un de Marie-Mai et une représentation de La face cachée de la Lune de Robert Lepage.

« C’est inimaginable de croire qu’aujourd’hui, après une pandémie, on doive reporter ou fermer une salle de spectacle pour cause de manque de personnel », s’exclame Martin Leclerc, des productions du même nom, qui a vécu une situation similaire il y a un mois. Le producteur a dû décaler certaines de ses représentations à Saint-Hyacinthe parce que trop de gens avaient attrapé la COVID-19.

« Pour de nombreuses salles, on est à un départ près d’avoir à considérer des annulations ou des reports », affirme David Laferrière, président de l’Association professionnelle des diffuseurs de spectacles RIDEAU.

« On reprend comme s’il n’y avait pas de lendemain », ajoute M. Laferrière. Une relance aussi frénétique a un impact sur la charge mentale des équipes, selon le représentant de RIDEAU, qui est aussi directeur général et artistique du Théâtre Gilles-Vigneault à Saint-Jérôme.

« On a un taux d’occupation des spectacles qui est presque de 100 % pour l’automne. C’est du jamais-vu. Ça met de la pression, mais on n’a pas le choix parce qu’on ne peut pas faire abstraction des deux années de retards et de repositionnement qu’on a eues. »

— David Laferrière, président de l’Association professionnelle des diffuseurs de spectacles RIDEAU

Cet effet d’entonnoir fait en sorte que le milieu s’arrache les travailleurs, explique la codirectrice générale du Regroupement des festivals régionaux artistiques indépendants (Refrain), Caroline Johnson. « Et ça va même au-delà des techniciens de scène », souligne-t-elle.

Selon une étude en ligne menée en mars dernier auprès des festivals membres du Refrain, près de 24 % des répondants entrevoient des enjeux de ressources humaines après la pandémie et 15 % estiment qu’il existe des enjeux majeurs en matière de maintien des emplois. Malgré cela, seulement 1,7 % des festivals appréhendent principalement un manque de techniciens de scène.

Six mois d’avance pour les travailleurs spécialisés

De son côté, Martin Leclerc remarque aussi le manque de travailleurs spécialisés. Auparavant, il réservait les artisans un mois ou deux d’avance pour s’assurer que les équipes techniques répondent à l’appel. Aujourd’hui, il s’y prend de six à huit mois d’avance.

L’horaire et le temps de montage ont d’ailleurs joué dans la décision de Culture Trois-Rivières d’annuler cinq spectacles qui devaient avoir lieu au mois de juin. « On a dû considérer le nombre d’heures de travail et le nombre de ressources disponibles pour chacune des journées précises [avant d’annuler des spectacles] », indique Mélanie Brisebois, directrice des arts de la scène à Culture Trois-Rivières.

« Un montage comme La face cachée de la Lune est très exigeant. Ça demande énormément de gens. Et on arrive proche de la Saint-Jean-Baptiste, où il y a énormément d’évènements dans la région. »

— Mélanie Brisebois, directrice des arts de la scène à Culture Trois-Rivières

Selon Mme Brisebois, il n’est pas justifiable de demander aux artistes de se limiter à des formats à moins grand déploiement qui nécessitent peu de ressources, comme ce qui a été fait lors des deux dernières années. « C’est correct dans un contexte particulier comme une pandémie, mais après ça, on veut revenir à la normale parce que l’acte de créer n’a pas le goût de se faire couper les ailes. »

« Si on s’en va vers des productions qui demandent moins d’effectifs, oui, on risque d’empirer la situation actuelle, ajoute M. Leclerc. Le but n’est pas non plus d’éliminer des métiers importants, on vit une pénurie, mais il y a une limite à diminuer la qualité d’un spectacle au niveau de la création. »

Un problème « majeur »

La pandémie et l’arrêt des représentations culturelles ont cruellement affaibli les troupes, même si l’enjeu du manque de main-d’œuvre était déjà présent avant 2020, selon M. Laferrière. « C’est majeur. On a été témoins de nombreuses personnes qui se sont enlevé la vie dans les deux dernières années. Ç’a fragilisé beaucoup de structures tant dans les salles de spectacles que dans les équipes de tournées. »

Se retrouvant sans emploi, des artisans se sont réorientés pendant la pandémie, mais les conditions de travail s’ajoutent aux raisons expliquant cet exode.

« Il faut rendre le milieu attrayant, attirer les nouvelles générations et revoir les budgets. Les gens dans les évènements culturels, ce sont des machines de guerre. Alors on finit toujours par trouver une solution, mais ce n’est pas évident et c’est pire qu’avant. »

— Caroline Johnson, codirectrice générale du Refrain

Mme Johnson soulève également l’épuisement des travailleurs, qui sont souvent forcés d’accomplir des tâches ne correspondant pas à leurs fonctions.

Selon elle, pour remédier à cette pénurie, il faut d’abord « que le milieu de la culture soit placé au même niveau que les autres domaines ».

À la recherche de solutions

« Ça ne se réglera pas du jour au lendemain, présume Mélanie Brisebois. Il faut continuer nos efforts de mutualisation et de concertation pour trouver de nouvelles initiatives de formation ou de parrainage en entreprise. » En ce sens, le milieu se mobilise. Depuis mars, Culture en action dirige un chantier dont l’intention est de résoudre les manques et les besoins en main-d’œuvre dans la culture. Leur objectif est de déposer un plan d’action en décembre.

Plusieurs solutions sont mises sur la table. La codirectrice générale du Refrain amène l’idée d’établir un bottin que les diffuseurs pourraient consulter pour compléter leur équipe lorsque cela s’impose. Néanmoins, toujours selon le sondage présenté par l’organisme, les enjeux financiers sont les plus craints chez 52 % des festivals participants.

Pour faire face à cette situation critique, le milieu des arts de la scène aura besoin d’un coup de main des villes, des municipalités et des MRC, estime David Laferrière, qui attend avec impatience de voir comment le plan de relance annoncé par le gouvernement se concrétisera.

« Le milieu culturel fait toujours des miracles avec deux 25 cents, mais là, je pense qu’on est allés au bout de ce qu’on pouvait faire, croit-il. Ce n’est plus juste d’être capable de livrer un show, c’est d’être capable de maintenir la santé physique et mentale de nos équipes. »

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