Ceci n’est pas encore une révolution

Si c’est une « révolution », comme le prétend François Legault, elle est encore trop tranquille.

Le premier ministre a annoncé jeudi une série de bonis pour que les infirmières travaillent à temps plein dans le réseau public. Mais ce n’est pas à cause de l’argent qu’elles partent, et ce n’est pas un chèque non récurrent et imposable de 15 000 $ qui les motivera à revenir.

Il serait toutefois injuste d’accuser M. Legault d’avoir une approche comptable. De son propre aveu, les primes sont une solution à court terme et incomplète.

Son diagnostic est bon : l’organisation du travail est le cœur du problème. Mais son remède n’est pas encore assez fort.

Pour cela, M. Legault devra annoncer quelque chose de plus. Et vite.

J’en ai jasé longuement avec les responsables de l’ordre et du syndicat des infirmières ainsi qu’avec la co-commissaire des États généraux sur la profession.

Ils partagent le même constat que M. Legault : la gestion du réseau est devenue toxique.

Les infirmières s’épuisent au travail. Certaines partent à la retraite ou en congé de maladie, tandis que d’autres vont travailler pour le privé et les agences de placement.

Celles qui restent ne suffisent plus à la tâche, alors on les déplace d’un service ou d’un établissement à l’autre, en les forçant à faire des heures supplémentaires. Elles démissionnent donc à leur tour, ce qui surcharge leurs collègues, et ainsi de suite.

Il ne manque pas d’infirmières – leur nombre est passé de 69 776 à 74 467 depuis cinq ans. Mais beaucoup désertent le public, et 40 % de celles qui y restent refusent les postes à temps plein. Et je les comprends.

Québec espère que la nouvelle prime en attirera assez pour freiner cette spirale, réorganiser leur travail et créer un cercle vertueux.

Or, une culture ne se change pas en quelques semaines. C’est long et c’est compliqué.

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Pour être juste, Québec n’a jamais prétendu que son plan se limitait aux bonis.

M. Legault veut créer 3000 postes administratifs pour soulager les infirmières d’une partie de leur paperasse afin qu’elles se concentrent sur leurs patients. Une bonne idée dont les effets ne seront pas immédiats – ces employés n’ont pas été embauchés ni formés.

Et il mise sur les nouvelles conventions collectives.

Dans les dernières années, les postes affichés n’étaient pas pourvus. Pour que les infirmières y postulent, ils seront désormais associés à un établissement et à un quart de travail fixe. Une infirmière en obstétrique ne serait plus envoyée à la dernière minute dans une autre spécialité.

Aussi, une infirmière qui travaille la nuit pourrait faire une journée de moins toutes les deux semaines tout en étant considérée à temps plein.

L’autogestion des horaires sera également encouragée.

Et autre élément important, les agences de placement ne voleront plus les meilleurs horaires. Le premier choix sera offert aux infirmières du réseau public. On mettrait ainsi fin à une iniquité odieuse qui désavantageait les employées du public.

Il y a toutefois un gros « mais ». Québec doit traduire ces intentions dans une directive, qui n’a pas encore été écrite. Et même quand elle le sera, la crise de confiance restera.

Depuis le début de la pandémie, les établissements invoquent un arrêté ministériel – le « 007 » – pour violer les conventions collectives. Comment blâmer les infirmières de rester sceptiques face à ces nouvelles promesses ?

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Même si ce plan fonctionnait, cela ne suffirait pas. Le modèle de gestion doit être revu plus profondément.

Depuis trois décennies, le réseau s’est centralisé et déshumanisé. Luc Mathieu, président de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, parle de sa région. L’hôpital d’Youville a été fusionné avec le Sherbrooke Hospital pour devenir l’Institut de gériatrie, qui à son tour a été regroupé avec le CLSC, pour ensuite être avalé par une mégastructure, le CIUSSS de l’Estrie–CHUS.

Ceux qui font les horaires des infirmières se trouvent parfois à 100 kilomètres du terrain. Les infirmières ne peuvent pas s’entendre entre elles pour répartir leurs heures.

Elles manquent aussi de contrôle sur leur pratique. Leurs chefs de service d’un établissement, qui gèrent les soins au quotidien, ne viennent pas toujours de la profession. Et le conseil des infirmiers, qui s’occupe de la planification, a perdu des pouvoirs au profit des ressources humaines.

Dans la dernière décennie, les congés de maladie ont augmenté de 37 %, et une bonne proportion d’entre eux sont liés au surmenage.

L’expertise des infirmières est aussi sous-utilisée. Selon la loi, elles peuvent pratiquer 17 actes. Mais on n’utilise ce potentiel qu’à moitié, selon une étude citée dans le rapport des États généraux.

L’instabilité du travail n’aide pas, croit Francine Ducharme, ex-doyenne de la Faculté des sciences infirmières et co-commissaire des États généraux. Par exemple, si une infirmière veut travailler en santé mentale, elle devrait être affectée à ce service et recevoir une formation continue au lieu d’être déplacée ailleurs à la dernière minute.

Mme Ducharme souhaiterait aussi qu’on brise l’omerta, qui empêche les professionnelles de parler des ratés sur le terrain, et qu’on les sollicite sur la place publique en tant qu’expertes. « Il n’y a pas que les médecins qui peuvent parler de la pandémie dans les médias ! »

Et il reste l’éléphant dans la pièce, le « temps supplémentaire obligatoire »…

Le plan caquiste consiste à attirer assez d’infirmières pour que cette méthode ne soit plus requise. Pourquoi ne pas aller plus loin et imposer des cibles aux établissements ? Et nommer un gestionnaire responsable sur le terrain ?

C’était d’ailleurs l’approche du gouvernement caquiste pour sa campagne de vaccination.

Cela dit, M. Legault n’a pas soutenu que son plan était finalisé. Je ne serai pas surpris que d’autres annonces suivent.

En attendant, la méfiance demeure.

Mercredi, la veille de l’annonce, les infirmières du service de natalité de l’hôpital Pierre-Boucher ont fait un sit-in. Elles n’en pouvaient plus des journées de 16 heures. L’hôpital s’est adressé au tribunal pour les forcer à travailler…

Je comprends que les accouchements doivent continuer de se faire, mais l’exemple démontre à quel point la confiance est rompue entre les infirmières et les gestionnaires.

Changer cette culture ne sera pas simple ni rapide. Pour que les primes soient efficaces, le gouvernement caquiste doit démontrer aux infirmières que, si elles acceptent l’argent, elles ne le regretteront pas.

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