Critique de Projet Polytechnique

La question qui tue

« Heille, on devrait faire un show ! »

C’est sur ce coup de tête, mi-naïf, mi-idéaliste, que Marie-Joanne Boucher a proposé à Jean-Marc Dalphond de se lancer dans un projet théâtral inusité, assez ambitieux merci, limite casse-cou : la tuerie de Polytechnique.

Il fallait être un peu fou pour accepter, et avoir les nerfs assez solides, aussi. Cinq ans plus tard, le fruit de leur travail d’enquête – monumental, avec pas moins de 100 entrevues au compteur – est enfin mûr pour les planches, dans une mise en scène signée Marie-Josée Bastien.

Il faut avoir les nerfs solides pour assister au TNM à cette expérience (parce que c’en est une) de théâtre documentaire, à la manière de J’aime Hydro, également produit par Porte Parole, à laquelle Annabel Soutar et Alex Ivanovici ont aussi collaboré.

Le sujet est violent, on le sait, remuant, limite insupportable, même s’il remonte à plus de 30 ans. Disons que par les temps qui courent, alors que le monde est à feu et à sang, le Québec en berne, la fonction publique à deux doigts d’une grève qu’on dit historique, on a vu proposition plus douce.

Bref, tenez-vous-le pour dit, et accrochez-vous, parce que le voyage bouscule. On n’en sort pas indemne. Assurément sonné. Quasi étourdi, tant il s’en dira, des choses, pendant ces trois heures d’entrevues, de témoignages, d’analyses et de réflexion variées.

Parce que Projet Polytechnique, c’est ça : le fruit de l’enquête de Marie-Joanne Boucher et Jean-Marc Dalphond (qui a perdu sa cousine Anne-Marie Edward dans la tuerie), pour comprendre les dessous d’un geste a priori incompréhensible. Entre autres grandes questions posées : pourquoi tant de haine, comment est-ce encore si facile de se procurer des armes, qui sont ces hommes qui vénèrent à ce jour Marc Lépine ?

De front, la pièce ose même demander : peut-on se parler ? Carrément : peut-on pardonner ?

Authenticité

L’idée est née un 6 décembre, alors que Jean-Marc Dalphond publie, comme chaque anniversaire, la liste des noms des 14 victimes sur ses réseaux sociaux. Il est bouleversé par plusieurs messages haineux reçus. Au même moment, Marie-Joanne Boucher publie elle aussi un mot d’espoir cette fois, accompagné de la photo de son fils, pour qu’un tel massacre ne se reproduise plus jamais. Unis par une volonté partagée de comprendre, même s’ils ne sont pas toujours d’accord sur la démarche à suivre (et c’est ce qui rend la proposition d’autant plus porteuse), ils plongent.

À bras le corps, les deux comédiens, qui jouent avec authenticité leurs propres rôles sur scène (cris et larmes inclus, avec quelques pointes d’humour pour alléger avec sensibilité le tout, une idée bienvenue qu’on salue), ils s’attaquent à tous les angles possibles, du registre des armes à feu aux racines du mouvement masculiniste en passant par la délicate question de la santé mentale, de la haine envers les femmes, et de la haine tout court.

On reconnaîtra ici la formule éprouvée de Porte Parole dans le ton, mais aussi la forme, avec un enchaînement de tableaux dans un décor épuré (quelques projections sur un rideau suffisent pour nous plonger dans le web caché ou nous rappeler les noms des 14 victimes) et la prise de parole d’intervenants diversifiés, volontairement antagonistes, interprétés ici par un chœur d’acteurs.

Dans une mise en scène habile et dynamique, avec juste assez de musique, et de magnifiques jeux d’ombres et de lumières, ceux-ci incarneront, en rythme et en vrac : Nathalie Provost (une survivante impliquée dans la lutte pour le contrôle des armes à feu), Guy Morin (président de Tous contre un registre québécois des armes à feu), l’ex-chef de police Jacques Duchesneau, la chercheuse Léa Clermont-Dion et l’antiféministe Jean-Claude Rochefort, fervent admirateur de Marc Lépine, entre autres. Sans oublier la présence, telles des ombres (des anges ?), des 14 victimes, qui traverseront ici ou là furtivement la scène.

Oui, ça fait du monde, et beaucoup de mots, une quantité impressionnante qui nuit sans doute au partage des émotions, surtout qu’on s’attaque à un sujet tentaculaire, qui aurait sans doute pu être condensé.

Était-ce nécessaire d’inclure Alexandre Bissonnette dans le portrait, lui qui pourrait faire l’objet d’une pièce à lui tout seul ? Quel lien avec les féminicides, surtout ? Le chapitre, aussi bouleversant soit-il, entourant une agression sexuelle ici dénoncée, après tant d’années de silence, a-t-il réellement sa place ?

En ratissant si large, le propos est quelque peu noyé. On cherche en vain la fameuse « question brûlante » sous-jacente, finalement ramenée de front, et en grande finale, tel un coup de poing. Et oui, ça fesse, à l’image d’une pièce qui n’a pas fini de nous habiter.

Critique de Tremblements

Comme un long cri

Il y a des expériences dont on ne sort pas indemne. Et des pièces de théâtre qui nous marquent durablement. C’est le cas avec Tremblements, une pièce qui aborde de front la dure réalité des travailleurs humanitaires.

Sitôt franchie la porte de la salle de l’Espace Go, on comprend que la soirée va se passer sous le signe de l’intensité. Vêtue de sous-vêtements, le corps secoué d’irrépressibles spasmes, Debbie Lynch-White s’expose avec beaucoup de vulnérabilité aux regards des spectateurs qui entrent. Roulée en boule sur une plateforme qui n’en finit pas de tourner, l’interprète semble sur le point de craquer avant même qu’une seule réplique n’ait franchi ses lèvres.

Et lorsque les mots commenceront à déferler, il sera impossible de les arrêter.

En effet, pour le premier solo de sa carrière théâtrale, Debbie Lynch-White doit composer avec une partition fiévreuse, comme un grand cri de désespoir et de rage lancé à la face du monde.

Elle incarne ici Marie, une infirmière montréalaise de retour de deux missions humanitaires, dont l’une en République centrafricaine. Changée à jamais par ce qu’elle a vu et ce qu’elle a vécu, elle s’interroge à voix haute.

Qu’est-elle allée chercher au cœur de l’enfer ? Qu’a-t-elle sacrifié pour son désir de guérir le monde de ses maux ? A-t-elle véritablement aidé qui que ce soit ou est-ce que ses actions n’auront été que des coups d’épée dans l’eau ?

Son questionnement est d’autant plus pénible qu’elle a perdu l’un des seuls interlocuteurs capables de comprendre le traumatisme qu’elle a vécu. Cet ami n’est plus et Marie dérive comme une bouteille lancée à la mer.

Le texte, écrit par le Torontois Christopher Morris, est inspiré des expériences d’une infirmière montréalaise du nom de Liza et de ses missions humanitaires au sein de Médecins sans frontières. Impossible de taxer le dramaturge d’exagération. On sent que le cri du cœur de Marie s’ancre dans la vérité. Ce personnage parfaitement imparfait, avec ses excès de tous genres, ses incohérences et ses questions sans réponse, est d’un réalisme bouleversant.

Un texte bouillonnant

À la mise en scène, Édith Patenaude a choisi une approche épurée, où le seul élément scénique reste cette plateforme ronde et noire qui tourne du début à la fin du spectacle dans un mouvement hypnotisant.

Comme si rendre ce texte cru et bouillonnant ne suffisait pas, Debbie Lynch-White doit faire un avec ce cruel plateau tournant, qui l’oblige à marcher sans cesse et ne lui permet que bien peu de repos.

Le personnage tourne en rond dans cette cage sans barreaux comme ses idées tournent en rond dans sa tête troublée. Pour l’actrice, l’essoufflement est physique et mental.

Pas de doute, on est ici dans la performance pure, dans le dépassement de soi. Au point où on se demande comment Debbie Lynch-White pourra tenir cette charge émotive jusqu’à la fin des représentations.

Pour le public, ce déversement d’émotions est aussi lourd à porter. Si bien que quand les lumières s’éteignent, les spectateurs cherchent leur souffle avant de repartir, ébranlés.

Critique de Le roi danse

Les années lumière

« Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j’ai cru que je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices du siècle », a écrit Molière.

Le maître farceur estimait que l’art est l’antidote à la noirceur du monde. Ce que l’autrice Emmanuelle Jimenez illustre avec à-propos dans Le roi danse, sa nouvelle pièce inspirée du film homonyme de Gérard Corbiau, lui-même tiré du roman Lully ou le musicien du soleil. Un spectacle fort réussi qui divertira le public jeune et moins jeune.

L’histoire raconte les années de gloire de Molière et du compositeur Lully, à l’époque où les deux virtuoses brillaient au sein de la cour de Louis XIV. La rencontre entre le Roi-Soleil, Lully et Molière est assez unique. Ce trio atypique et puissant a fait rayonner la musique, le ballet et le théâtre comme nul autre dans l’histoire de l’art. Or, si le Roi-Soleil a permis aux deux grands artistes de briller, ils ont aussi connu le mépris de leur société. L’art ne flirte pas impunément avec le pouvoir…

Grandes performances d’acteurs !

Habilement mise en scène par Michel-Maxime Legault, cette production du Théâtre Denise-Pelletier marie donc lumière et noirceur pour aborder un idéal artistique aussi noble que difficile à atteindre.

Simon Landry-Désy (Lully) et Jean-François Nadeau (Molière) sont extraordinaires ! Ils ne font pas qu’interpréter Lully et Molière, ils touchent à l’âme de leurs personnages et les font évoluer sous nos yeux. La scène où Nadeau présente une farce devant le roi et sa cour est hautement comique. On sent l’expérience et le don d’improvisateur de Nadeau dans ce désopilant numéro d’acteur qui touche au génie. Idem pour Landry-Désy, lorsqu’il se brouille avec Molière, en jouant une mémorable scène de colère qui nous terrorise !

Mattis Savard-Verhoeven incarne un Louis XIV frêle et agile, qui manque un peu d’autorité. La merveilleuse Marie-Thérèse Fortin (Anne d’Autriche), Marcel Pomerlo et Sharon Ibgui complètent cette efficace distribution. Le sobre décor de Jean Bard, magnifiquement éclairé par la conceptrice lumière Sonoyo Nishikawa, est un écrin qui laisse toute la place au jeu des comédiens. Une production presque sans fausse note.

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