Comment modifier un mode de scrutin ?

À quelques mois d’élections provinciales où les sondages anticipent une (autre!) importante distorsion entre les pourcentages d’appuis populaires et le nombre de sièges obtenus à l’Assemblée nationale par les partis politiques, il n’est pas inutile de réfléchir encore sur l’utilité de réformer notre mode de scrutin, mais, surtout, sur la façon de conduire correctement un exercice aussi périlleux. Car rien n’est plus difficile pour une démocratie bien établie que de modifier son mode de scrutin.

L’expérience internationale est d’ailleurs là pour le démontrer : on ne compte plus le nombre de d'États qui ont tenté et échoué. Faut-il conclure de tant de revers que ces réformes n’étaient pas en soi souhaitables ? Pas du tout. Il faut surtout rappeler que la manière de s’y prendre pose de sérieuses difficultés pratiques. La plus importante est bien documentée : on ne peut véritablement compter sur les politiciens en exercice pour mener ces réformes, car ils se trouvent en conflit d’intérêts direct et privilégieront nécessairement, à terme, la formule qui leur convient le plus. S’ils se trouvent au pouvoir, ils privilégieront généralement le statu quo. Le cas du Québec est admirablement illustratif à cet égard.

Alors qui peut légitimement prendre en charge une telle réforme ? Faut-il, par exemple, laisser la chose aux spécialistes de la question, politologues et autres chercheurs, d’autant plus que le sujet renferme un certain nombre de détails techniques et de connaissances propres ? Ce ne serait pas acceptable.

La réforme d’un mode de scrutin, au-delà de ses considérations plus techniques, renferme des enjeux de valeurs et de société que les spécialistes du domaine, aussi nécessaires soient-ils pour les expliquer, n’ont pas l’autorité de trancher à eux seuls.

En fait, une bonne façon de procéder, du point de vue de l’impartialité et de la représentativité démocratique, serait de commencer par la formation d’une assemblée de citoyens constituée de personnes qui n’ont au départ aucune idée ferme sur le sujet. Ni politiciens ni militants de la cause ou représentants officiels de quelque organisation, de « simples citoyens » préférablement choisis au hasard dans l’esprit de former la meilleure représentation possible de la diversité sociale d’une communauté. Ces citoyens auront bien entendu accès à toutes les opinions et expertises nécessaires avant de délibérer et de rendre leur verdict. Une telle structure délibérative n’est pas inédite, bien au contraire. Elle a été notamment mise en place en Colombie-Britannique en 2004 dans un travail qui s’est échelonné sur près d’une année pour ses 160 membres.

Référendum populaire

Mais une assemblée de ce genre, aussi bien outillée soit-elle pour délibérer de la question, n’aurait pas encore la légitimité nécessaire pour décider ensuite unilatéralement des modifications au mode de scrutin. Il faudrait donc, à mon avis, prévoir dans un deuxième temps la mise en place d’un référendum populaire pour trancher la question. La tenue de ce référendum posera de nombreux risques de manipulation par le politique. Cela peut aller des conditions dans lesquelles il sera tenu à la façon dont la population serait informée avant le vote, mais surtout au rôle dévolu aux partis politiques avant, durant et après la campagne. La prudence élémentaire imposerait que les partis se tiennent le plus à l’écart possible du processus. Mais comment y arriver ?

Ces questions et bien d’autres sont d’une grande importance stratégique et l’erreur des militants pour une réforme du mode de scrutin est de les avoir trop négligées par le passé. Pour se convaincre de leur importance, revenons à l’expérience de la Colombie-Britannique. En 2005, sa population fut invitée à se prononcer par référendum sur la proposition principale de son assemblée de citoyens d’introduire un mode de scrutin préférentiel dans la province. Ce changement aurait eu entre autres pour effet positif d’exiger un minimum de 50 % d’appuis pour élire un candidat dans une circonscription, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui avec notre mode de scrutin. Mais le gouvernement avait fixé à 60 % le seuil de réussite de ce référendum et n’avait prévu aucune ressource pour informer correctement la population sur la réforme proposée. Les Britanno-Colombiens ont tout de même appuyé le projet à 57,7 %, un résultat légèrement insuffisant.

Il faut insister sur le caractère ironique de la situation : des élus avec parfois moins de 40 % des voix en leur faveur lors de leur propre élection ont tout de même imposé une règle de 60 % à un référendum favorisant un mode de scrutin plus exigeant à leur endroit à l'avenir !

De telles situations, on le voit, dépassent la seule organisation logistique : ils touchent le cœur de la difficulté à réformer nos institutions démocratiques. Heureusement, des solutions existent, mais elles demandent à être bien réfléchies et exécutées correctement.

En conclusion, si jamais un parti politique s’aventure encore à proposer une réforme du mode de scrutin une fois élu, il démontrera son sérieux et son sens civique en s’engageant tout d’abord à se tenir le plus loin possible du processus mis en place à cet effet. Les politiciens doivent parfois, par souci d’impartialité, laisser la place à d’autres institutions démocratiques. Et ce n’est aucunement leur faire offense de le rappeler, surtout quand le conflit d’intérêts est aussi patent et qu’ils ont beaucoup d’autres choses à apporter comme contribution à la sphère publique.

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