Opinion

Les enseignantes du primaire ont-elles raison d’être craintives ?

Depuis la semaine dernière, les autorités politiques et médicales soutiennent au Québec que l’ouverture prochaine des écoles primaires ne comporte que très peu de risque pour le personnel enseignant, formé à plus de 90 % de femmes.

Face à cette prise de position largement médiatisée, bien des enseignantes semblent hésitantes même si elles se préparent à retourner au travail. Ont-elles raison d’être craintives ?

En réalité, personne ne sait quels seront les effets de la COVID-19 dans 1870 écoles préscolaires et primaires de la province lorsqu’elles accueilleront, même avec des classes réduites, autour de 400 000 élèves et environ 50 000 enseignantes. Cela fait donc beaucoup de femmes qui seront confinées avec des milliers d’élèves dans les classes et les établissements dont on sait qu’au Québec, une large part est en mauvais état, voire carrément insalubre.

Dans ce contexte, la probité scientifique commande d’éviter de claironner que l’ouverture des écoles comportera très peu de risques pour les enseignantes. Il faut au contraire essayer de les anticiper. Quels sont ces risques ?

Personnel vieillissant

On sait que le Québec vieillit, mais cela est encore plus vrai des enseignantes du primaire. On estime que près 30 % d’entre elles prendront leur retraite au cours de la présente décennie. Près de 8000 enseignantes de l’école primaire appartiennent au groupe d’âge de 50 à 59 ans et un bon millier a plus de 60 ans. Les 1500 directrices d’établissement sont nettement plus âgées que les enseignantes.

Or, selon l’Institut national de santé publique, les personnes de 50 à 69 ans représentent 25 % de tous les cas confirmés et 8 % des décès. Tout cela montre qu’il faut cesser de jouer à l’autruche avec le personnel enseignant et prévoir d’ores et déjà des mesures de protection particulières pour plusieurs milliers d’enseignantes de 50 ans et plus, si elles acceptent de reprendre leur fonction.

Précarité et mobilité

Un autre risque découle d’une réalité mal connue de la population québécoise. Au Québec, environ 38 % du personnel enseignant au primaire est précaire, ce qui représente à peu près 22 000 enseignantes qui travaillent selon des contrats à durée très variable ou constituent un personnel d’appoint pour la suppléance. 

Ces enseignantes changent très fréquemment d’école. Certaines enseignent dans 40 écoles différentes au cours de la même année ! Elles doivent être si mobiles que leurs employeurs exigent fréquemment qu’elles détiennent un permis de conduire ! Cette mobilité va s’accentuer considérablement lorsque les écoles ouvriront : des enseignantes permanentes plus âgées choisiront de rester à la maison, d’autres choisiront de continuer à s’occuper de leur famille faute de places en garderie, etc.

Les ex-commissions scolaires seront forcément obligées de faire appel à de très nombreuses enseignantes précaires qui se déplaceront comme jamais entre les écoles pour « boucher les trous ».

Or, l’exemple des CHSLD au Québec montre que les nombreux déplacements du personnel ont été une des principales causes de la contagion.

Il semble donc que cette problématique de la grande mobilité des enseignantes précaires mérite que le ministère de l’Éducation s’y attarde : le moment n’est-il pas propice pour réduire la précarité enseignante en offrant davantage de postes stables aux plus jeunes enseignantes, ce qui pourrait contribuer du même coup à diminuer la pénurie qui frappe la profession enseignante depuis plusieurs années ?

Proximité avec les élèves

Finalement, un dernier risque semble inhérent au travail des enseignantes du primaire. En effet, toute enseignante doit habiter et investir complètement sa classe en s’y déplaçant constamment et en établissant des contacts physiques avec ses élèves. Ces élèves de 5 à 12 ans parlent, bougent, luttent et se tiraillent, font des crises, éternuent, pleurent, se touchent constamment.

Ils établissent de nombreux contacts physiques avec l’enseignante dont ils ont besoin de la présence réconfortante, mais aussi de l’aide physique pour plusieurs exercices ou tout simplement pour manipuler les livres, les crayons, les jeux, etc. Or, la COVID-19 se transmet justement lors de contacts rapprochés entre les personnes ou lorsqu’elles manipulent les mêmes objets les unes à la suite des autres.

Certes, le premier ministre du Québec demande aux enseignantes d’improviser et de faire preuve d’imagination. Toutefois, à moins de vouloir les transformer en gardiennes d’enfants, l’idée que les enseignantes pourront enseigner et surtout soutenir l’apprentissage de leurs élèves en les gardant à deux mètres de distance les uns des autres relève de la pure fiction : elle est totalement contradictoire avec tout ce que l’on sait du fonctionnement de l’école primaire depuis des lustres !

Au bout du compte, le vieillissement d’une partie importante de la profession, sa précarité endémique avec la large mobilité professionnelle qui en découle, l’intense travail de proximité des enseignantes avec leurs élèves, tout cela montre que l’ouverture des écoles ne va pas sans risques pour les enseignantes du primaire et donc aussi pour leurs élèves et leurs familles.

En ouvrant ses écoles primaires, le Québec fait un choix politique et économique.

Mais un tel choix, qui peut être défendable, impose d’être parfaitement lucide sur les risques sanitaires qui peuvent en résulter plutôt que de faire comme s’ils n’existaient pas. 

Dans notre système de santé, ce sont surtout les professions féminines (infirmières, préposées, etc.) qui soutiennent depuis des semaines le fardeau humain de la crise, certaines en y laissant leur vie. Il faudrait éviter que cette situation se reproduise avec nos enseignantes, car elles sont, elles aussi, des « anges » qu’il faut protéger.

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