Protection de milieux humides

Tirs groupés contre un projet industriel

Détruire des milieux humides pour agrandir une zone industrielle ? C’est ce que prévoit de faire la Ville de Trois-Rivières sur ses terrains à proximité des autoroutes 40 et 55. Et malgré la résistance d’élus, de scientifiques, de militants et de citoyens, elle est parfaitement dans son droit. Cette crise illustre le décalage entre l’encadrement environnemental et les attentes de la population.

La frontière invisible

Trois-Rivières — Une enseigne bleue, une enseigne rouge, une bâtisse blanche sans enseigne, un bois. Pour les automobilistes qui filent sur l’autoroute 40 en direction de Montréal, les derniers immeubles du boulevard Louis-Loranger, parallèle à l’autoroute, offrent un paysage banal, typique des parcs industriels québécois. Mais à Trois-Rivières, c’est une frontière invisible qui suscite passions et indignation.

Au-delà de ces immeubles, la Ville possède une centaine d’hectares de terrains qu’elle entend aménager pour combler son retard économique. Si tout s’était déroulé comme prévu, les pelles mécaniques seraient déjà à l’œuvre : le zonage est industriel et le ministère de l’Environnement a donné son feu vert. Mais depuis près de deux ans, le projet est dans une impasse, freiné par un barrage d’opposition.

Le premier obstacle s’est dressé en août 2021, dans une séance du conseil aux allures surréalistes. Non seulement la résolution que le maire Jean Lamarche comptait faire adopter a été défaite par neuf conseillers contre cinq, mais celle qui l’avait amenée a fait volte-face.

« J’ai besoin de plus d’information, donc je vais voter contre, même si je l’ai proposée », a conclu Valérie Renaud-Martin.

Il s’agissait d’autoriser un règlement d’emprunt d’un demi-million de dollars pour la première phase des travaux de drainage du parc industriel Les Carrefours. « C’est plus de 26 hectares de milieux humides qu’on va drainer, c’est énorme », a alors dénoncé la conseillère Mariannick Mercure.

Ce financement lui ayant été refusé, la Ville n’a pu démarrer les travaux. Les terrains boisés continuent à être fréquentés par des propriétaires de chiens, des chasseurs et des promeneurs.

La résistance, elle, a pris de l’ampleur. Après les élections de 2021, où elle ne s’était pas représentée, Mme Mercure a participé à la fondation de la coalition citoyenne Terre précieuse.

« Ça a servi à sensibiliser la population. Avant août 2021, très peu de gens savaient qu’on avait ces milieux humides là et qu’on s’apprêtait à les détruire », a souligné Mme Mercure, rencontrée sur les lieux la semaine dernière.

Terre précieuse reproche notamment à la Ville de s’appuyer sur un certificat d’autorisation obtenu en 2014, donc bien avant l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur la qualité de l’environnement (LQE) et de la Loi concernant la conservation des milieux humides et hydriques, en 2018.

« C’est pas fort ! », a lancé l’un des fondateurs de la coalition, Philippe Duhamel, lors d’une séance d’information municipale, en mars 2022.

Le projet présenté alors annonçait la destruction de 15 hectares de milieux humides, dont 2,1 hectares de tourbières. Environ 12 hectares de milieux humides protégés risquaient aussi d’être touchés par le drainage.

En juillet 2022, Terre précieuse a masqué le panneau « Terrains à vendre » aux abords du parc industriel Carrefour 40-55 avec une toile clamant « Nos milieux humides pas à vendre ! ».

Deux mois plus tard, 60 % des répondants à un sondage commandé par Le Nouvelliste et 106,9 Mauricie ont indiqué que dans ce projet, la protection de l’environnement devait avoir préséance sur le développement économique, contre 25 % pour l’inverse.

Le 5 janvier dernier, le maire Lamarche a promis une version améliorée « le plus tôt possible ». « On ne touche plus aux tourbières, c’est déjà un gros élément », a-t-il fait valoir à la radio de Radio-Canada.

Terre précieuse, Mères au front et d’autres organisations ont annoncé une « mobilisation des générations » pour la première séance du conseil de l’année, le 17 janvier.

Le maire Lamarche n’a finalement pas siégé, ni ce soir-là ni depuis. La veille de la manifestation, il a pris un congé de maladie pour « se repositionner face au climat de travail malsain qui règne autour de la table du conseil », et demandé le retrait d’un avis de motion sur le parc industriel 40-55.

« Le Carrefour 40-55 lui a rentré dedans », a lancé le maire suppléant, Daniel Cournoyer, au micro de Radio-Canada. « D’amener des enfants dans le débat, ça l’a rachevé », a ajouté M. Cournoyer.

La manif du 17 janvier a attiré une centaine de personnes, ont rapporté des médias locaux.

À la fin de février, le congé de M. Lamarche a été prolongé d’au moins un mois. Le maire suppléant a refusé notre demande d’entrevue.

« Un baril de poudre »

« C’est comme si un baril de poudre avait été touché d’une étincelle, et c’est parti dans tous les sens », déplore Mario De Tilly, directeur général d’Innovation et développement économique (IDE) Trois-Rivières, l’organisme paramunicipal mandaté pour soutenir le développement économique de la municipalité.

La deuxième version évoquée par le maire offrait des améliorations importantes, affirme-t-il, déçu de ne pas avoir pu en faire une présentation publique détaillée.

Les 2,1 hectares de tourbières échapperaient à la destruction, tout comme 1,1 hectare de milieux humides, sur les 15 hectares prévus à l’origine.

Et comme le certificat d’autorisation de 2014 exempte la Ville des coûteuses compensations financières de la nouvelle LQE, IDE propose une équivalence : obliger les entreprises à verser 7 $ par mètre carré développable à Éclore, le fonds environnemental de la municipalité, ce qui permettrait de récolter 7,3 millions en 30 ans.

« On va verser les mêmes compensations, mais chez nous », au lieu de les envoyer « dans le fonds consolidé où rien ne bouge », explique le DG. Depuis 2017, Québec a perçu près de 100 millions de dollars en compensations pour la destruction de milieux humides, mais moins de 3 % ont été réinvestis dans la restauration ou la création de tels milieux, a découvert La Presse l’automne dernier1.

Le promoteur, qui a promis une troisième mouture du projet, a montré qu’il souhaite fortement entendre le Centre de recherche sur les interactions bassins versants-écosystèmes aquatiques (RIVE) de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR).

Pourquoi ne pas tout simplement bâtir le parc industriel sans toucher aux milieux humides ?

« Ce serait assez difficile parce qu’on en est à peu près entourés. Trois-Rivières est un milieu qui est fortement dans des zones humides. C’est assez maudit », répond M. De Tilly.

11 %

Proportion du territoire de Trois-Rivières composé de milieux humides, soit 37,44 km2

Source : Plan régional des milieux humides et hydriques de la ville de Trois-Rivières, 2022

26,6 hectares

Superficie totale de milieux humides pouvant être touchés par le projet autorisé par Québec en 2014, soit un peu plus d’un quart (0,266) de kilomètre carré.

Source : Certificat d’autorisation accordé à la Ville de Trois-Rivières

« Un réveil pour les municipalités »

Trois-Rivières — La conseillère Pascale Albernhe-Lahaie est arrivée en politique municipale avec les élections de 2021. Sachant que l’agrandissement du parc industriel 40-55 allait revenir à l’ordre du jour, elle a cherché à se faire une tête.

« Je n’ai jamais pris position publiquement dans ce dossier. Ma position, c’est d’aller chercher toute l’information pertinente pour m’aider dans ma prise de décision », explique-t-elle.

Ayant trouvé difficile d’obtenir certains documents, elle a voulu entendre d’autres points de vue que ceux de la Ville et de son organisme de développement économique. Au début de février, elle a organisé une table ronde avec cinq experts universitaires sur Facebook, « dans un but de collaboration et de transparence avec les citoyens ».

Les cartes diffusées par la Ville pour illustrer le projet sont difficiles à interpréter pour de simples citoyens, ont d’ailleurs signalé plusieurs intervenants.

« On parle de superficie, mais il faut parler aussi de fonctions et de services écologiques difficilement réparables ou remplaçables une fois perdus », a notamment souligné Audréanne Loiselle, chercheuse à l’Institut de recherche en biologie végétale de l’Université de Montréal.

Frustration

D’autres élus ont demandé d’élargir la réflexion. Le conseiller Dany Carpentier a récemment proposé au conseil de commander une étude indépendante sur le potentiel de densification industrielle de Trois-Rivières. Sa résolution ayant été battue, un autre conseiller, Pierre-Luc Fortin, a suggéré que des élus financent l’étude avec leur budget de recherche – un enjeu de « gestion responsable », a-t-il déclaré au Nouvelliste.

Le fait que la Loi sur la qualité de l’environnement (LQE) adoptée en 2017 ne soit pas rétroactive, et permette au projet d’aller de l’avant avec un certificat d’autorisation vieux de près de 10 ans, « ajoute à la frustration », observe MAnne-Sophie Doré, avocate au Centre québécois du droit de l’environnement. « On espère toujours que le ministère de l’Environnement soit le chien de garde », mais la LQE n’étant pas rétroactive, « quelqu’un doit prendre le relai pour s’assurer de la protection de certains milieux. Ça participe à ce que le climat social ne soit pas spécialement agréable ».

Le Ministère a bien essayé d’annuler de vieux certificats autorisant le remblayage de milieux humides, mais des promoteurs ont eu gain de cause en Cour supérieure. Et l’appel prévu en mars « présente des défis », a souligné le tribunal1.

Même si Québec l’emportait en appel, le certificat de Trois-Rivières demeurerait valide, car des travaux avaient été faits dans les deux années ayant suivi sa dernière modification, en 2020.

« Il y a un décalage »

« On devrait s’imposer d’être aux normes 2023, même si le certificat d’autorisation est sous une ancienne réglementation », estime le codirecteur du Centre de recherche sur les interactions bassins versants-écosystèmes aquatiques (RIVE), Raphaël Proulx.

L’organisme de développement économique de la Ville souhaite fortement entendre les propositions de RIVE. « On ne va pas élaborer la mouture 2, 3 ou 3.5 », mais proposer « un cadre d’analyse en matière de conservation » applicable à tout projet, précise M. Proulx.

Épargner les milieux humides en construisant tout autour est loin d’être idéal, signale-t-il.

« Si on draine le pourtour, à long terme, on va affecter la nappe phréatique à l’intérieur du milieu humide. »

Il donne l’exemple de l’autoroute 40 qui, passé Trois-Rivières en direction de Québec, traverse des systèmes de milieux humides qui « sont déjà dégradés en bordure de l’autoroute ». Il faut des zones de protection « de 50 mètres et plus », estime-t-il.

Et plusieurs autres apects, dont les corridors écologiques et la connectivité, ainsi que la carboneutralité des projets, ne sont pas encadrés, souligne le chercheur.

« Il y a un décalage entre la réglementation provinciale, qui est minimale, et ce que les citoyens exigent maintenant de leur municipalité », résume M. Proulx. « C’est sûr que c’est un réveil pour les municipalités, qui se disent : “Pourtant, je suis tous les règlements, et je suis vu comme un méchant”. »

Pour continuer le rétablissement

Mario De Tilly, DG d’Innovation et Développement économique (IDE) Trois-Rivières, nous a montré plusieurs bâtiments sous-utilisés ou à l’abandon que la Ville a entrepris de revaloriser. Une « ambitieuse stratégie de développement », a reconnu l’Union des municipalités du Québec, en décernant un prix à IDE l’an dernier. M. De Tilly nous a aussi fourni des données montrant les efforts de la Ville pour densifier ses zones industrielles. Les espaces restants pourraient bientôt ne plus suffire à la demande, estime IDE.

Le lotissement projeté, visant à créer un parc technologique pour entreprises dites vertes, augmenterait la contribution des taxes industrielles au budget de Trois-Rivières.

« On avait un portrait socio-économique abominable », rappelle le promoteur, en évoquant les « statistiques navrantes » en matière de décroissance économique, de chômage et de revenu par habitant, qui s’améliorent depuis quelques années.

« On pense qu’il y a une obligation d’avoir, tôt ou tard, d’autres espaces pour continuer notre rétablissement. Maintenant, ce sera aux élus d’en disposer, de dire ce qu’ils veulent ou ne veulent pas. »

Il reste donc à voir comment sera accueillie la troisième version du projet, encore en préparation.

« Si vous nous dites qu’il n’y a plus de milieux nulle part, que ce sont les derniers endroits où on peut aller maintenant, où va-t-on aller dans 30 ans, quand ils seront détruits ? », demande l’ex-conseillère Mariannick Mercure, dont le vibrant plaidoyer avait mené au refus de financer le drainage du parc industriel en 2021.

« Je veux que cette réflexion, on la fasse tout de suite. »

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