Chronique / Mon année COVID-19

L’amour des chiffres

D’ordinaire, les gens n’aiment pas beaucoup les chiffres. Enfin, une majorité de gens a une relation plutôt difficile avec les chiffres.

Ce constat m’oblige à astiquer mes chroniques qui sont chiffrées, à les illustrer avec des graphiques, à les vulgariser, tout en conservant l’essentiel, compte tenu de la grande qualité de notre lectorat.

Or, cette année, la COVID-19 a rendu les lecteurs fous de statistiques. Plus que jamais, ils ont été nombreux à s’intéresser aux chiffres, à tenter de les comprendre pour prédire les semaines à venir, pour juger des risques de décès, pour estimer la fin de la première vague.

J’ai produit une dizaine de chroniques sur divers angles chiffrés de la pandémie, et chaque fois, le taux de lecture a atteint des sommets. Souvent, des lecteurs commentaient, louangeaient ou démolissaient mes chroniques en me transmettant leurs propres tableaux et analyses sur Excel, par exemple, du jamais-vu. Chaque fois, je restais ébahi devant la qualité de ce qui m’était transmis.

Mon aisance avec les données m’a permis de dresser certaines tendances, qui se sont plutôt confirmées. Qu’on pense à ma prédiction sur la date probable du pic le printemps dernier, après comparaison avec les autres pays, ou encore à mon observation selon laquelle la rentrée avait eu un effet sur l’augmentation du nombre de cas.

Pour d’autres chroniques, je me suis carrément planté, notamment lorsque je croyais que l’Ontario finirait par doubler le Québec durant la première vague, à la lumière des premières statistiques.

À ma décharge, l’avion se construisait en vol, comme on l’a dit souvent. J’aurais pu attendre d’avoir les données les plus complètes possible, comme la science l’exige et comme je m’astreins à le faire habituellement, mais l’urgence de la situation commandait de prendre des risques. Certains chercheurs universitaires ont été contraints de faire de même.

Dans une bataille, il faut jauger les mouvements des troupes ennemies et décider sur-le-champ de la marche à suivre. Le faire après coup est peu risqué, mais quasiment inutile.

Deux chroniques chiffrées m’ont valu un volume incroyable de commentaires ; l’une qui m’a pris un temps fou de recherches, d’écriture et de production graphique, et l’autre, un temps très court.

La première avait pour titre « Les faux responsables de l’hécatombe ». J’y démontrais que, contrairement à la croyance répandue alors, le sous-financement public, le secteur privé et les foyers pour aînés n’expliquaient pas, à proprement parler, la proportion nettement plus grande de cas et de décès au Québec.

Qu’au contraire, le Québec finance mieux ses CHSLD qu’ailleurs au Canada, toute proportion gardée, que le secteur privé y est nettement moins présent et que le Québec compte moins de lits en CHSLD. Bref, que ce n’est pas parce qu’on a massivement redirigé nos aînés dans des CHSLD qui sont sous-financés et privés qu’on a plus de décès.

Par la suite, cette analyse m’a poussé à décortiquer le nombre de morts dans les établissements privés et publics. L’analyse des 170 principaux établissements du Québec m’a permis de constater que le taux de décès a été pratiquement identique au privé et au public, sauf en ce qui concerne les CHSLD privés non conventionnés (genre Herron), qui représentent moins de 10 % du total des lits.

Le risque de mourir

La deuxième chronique aux nombreux commentaires dont je veux vous parler est celle qui avait pour titre « Le risque de mourir ». Jour après jour, les médias répétaient que 95 % des personnes mortes de la COVID-19 étaient des personnes de 65 ans et plus.

Cette statistique donnait la frousse aux aînés et la donne encore. Elle ne disait cependant rien sur le taux de décès de la vaste majorité des personnes âgées qui vivent tranquillement dans leur maison, leur condo ou leur logement, plutôt qu’en CHSLD, par exemple.

Résultat de mon analyse : le taux de décès des aînés vivant à domicile était alors de seulement 2 par 10 000, contre 865 dans les CHSLD, 62 dans les résidences pour aînés et 6 pour l’ensemble de la population.

Bref, le taux de décès des 65 ans et plus qui vivent chez eux (2 pour 10 000) est bien plus proche de celui des moins de 65 ans (0,4 pour 10 000) que le taux alors répété par les médias pour les foyers pour aînés.

Cette idée de chronique m’avait été suggérée, justement, par un lecteur friand de chiffres.

Aujourd’hui, avec la deuxième vague, le taux de décès cumulatif de l’ensemble de la population atteint 9 pour 10 000 (au lieu de 6), mais le reste des données reflète encore la tendance décrite dans ma chronique de juin dernier.

Selon certains, on peut faire dire ce qu’on veut aux chiffres. Je ne suis que partiellement d’accord. Il est vrai que des décideurs et des observateurs tordent des chiffres pour alimenter leur propos, mais les chiffres servent aussi à rétablir des faits, à dégager des tendances, à tuer des mythes.

L’utilisation honnête des faits chiffrés est primordiale, et il faut avoir l’honnêteté, si les chiffres contredisent nos prémisses de départ, de s’incliner et de donner l’heure juste. Souvent, ce sont nos décisions collectives qui sont en jeu.

Sur ce, je vous souhaite bon courage pour les mois de COVID-19 qui nous restent et, de grâce, respectez les consignes.

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