Cannabis

Le buzz du CBD

Coca-Cola ne cache pas son intérêt pour la substance, qui se vend plus vite qu’elle n’arrive sur les rayons de la SQDC. Consommé sous forme de gélules, d’huile ou en cocktail, le cannabidiol – ou CBD – est censé soigner les petits et grands bobos du corps et du cerveau. Notre journaliste a testé cette molécule issue du cannabis pendant trois semaines, sous la supervision d’une infirmière praticienne.

Un dossier de Tristan Péloquin

Une molécule aux vertus prometteuses 

Tout en prenant ma tension artérielle, l’infirmière praticienne Claude Latulippe lance les avertissements d’usage : « Ta glycémie peut monter. Il y a aussi un risque de connaître un gain de poids et d’avoir des troubles du sommeil. Je recommande que tu le prennes en matinée. »

Affiliée au Registre cannabis Québec de l’Université McGill, l’infirmière a traité plus de 150 patients avec du cannabis médical ces dernières années. Le cannabidiol – ou CBD, le deuxième cannabinoïde en quantité dans le cannabis après le THC – n’a plus beaucoup de secrets pour elle. « Les gens à qui j’en donne disent que ça a changé leur vie. Les meilleurs résultats, c’est surtout pour les cas d’arthrose, souvent avec des personnes âgées à qui on n’a rien d’autre à proposer que l’ibuprofène », confie-t-elle.

Pour les besoins du reportage, et question de plonger dans cet univers, j’ai décidé de consommer pendant trois semaines entre 25 et 50 mg de CBD par jour, essentiellement sous forme d’huile ou de cocktail fabriqués avec des extraits sans THC issus des plants de pot.

J’ai aussi vapoté une souche de cannabis ne contenant que du CBD pour en tester l’effet, qui a très peu à voir avec celui du pot « normal ».

Car contrairement au THC, le CBD ne provoque pas d’euphorie ou de buzz. Jamais je n’ai senti mes facultés intellectuelles altérées pendant cette expérience, que j’ai menée tout en interviewant une vingtaine de personnes qui utilisent le CBD, en font la promotion ou qui invitent plutôt les consommateurs à la plus grande prudence face aux prétendues vertus de cette substance encore mal connue de la science.

Partout en Occident, particulièrement dans les États américains qui ont légalisé le cannabis, le CBD connaît une expansion fulgurante.

Au Québec, dès son ouverture, la Société québécoise du cannabis (SQDC) s’est retrouvée en rupture de stock de toutes ses huiles de CBD ne contenant aucun THC. 

Le producteur de cannabis canadien Aurora, qui fabrique des gélules de CBD à son usine de Montréal, affirme qu’il est l’un de ses produits les plus populaires. 

L’attrait pour le CBD est tel que le géant Coca-Cola a confirmé récemment qu’il s’intéressait à la substance comme « ingrédient pour une boisson de bien-être », qu’il envisageait de commercialiser. Et il n’est pas le seul. L’agence de marketing et de publicité montréalaise lg2 travaille aussi à la mise en marché d’une gamme de « boissons santé contenant du cannabidiol » appelée Ubu.

Nombreuses propriétés intéressantes

Mais qu’a donc le CBD pour susciter un tel buzz ? « La littérature scientifique parle de propriétés anxiolytiques, anti-inflammatoires, analgésiques, antinauséeuses, antivomitives, antiépileptiques, antipsychotiques, anticancéreuses et neuroprotectrices », énumère le pharmacien Mohamed Ben Amar, auteur du livre Le cannabis, pharmacologie et toxicologie, publié par le Centre québécois de lutte aux dépendances et l’Université de Montréal.

La liste des vertus possibles est longue, et l’industrie du cannabis n’a pas perdu de temps avant d’en exploiter le potentiel, malgré le manque de connaissances scientifiques qui l’entoure.

« Oui, le cannabidiol est prometteur. Mais on est en train de dire tout et n’importe quoi sur les produits qui sont mis sur le marché, déplore le professeur Ben Amar. Les seules études contrôlées qui ont [mis au jour] une efficacité clinique, c’est celles sur l’épilepsie ainsi qu’une étude sur la psychose », souligne-t-il.

« On ne peut pas nier que le CBD puisse avoir un certain effet. La question est de savoir s’il est meilleur qu’un autre médicament. On est quelque part entre la science et la foi. »

— Le Dr Yves Robert, directeur général du Collège des médecins

La plupart des consommateurs consultés dans le cadre de ce reportage ont dit s’en servir pour combattre des douleurs chroniques ou de l’angoisse, deux utilisations dont l’efficacité a été démontrée sur des rats de laboratoire.

Effet perceptible après six jours

Dans mon cas, au bout de six jours de test, le CBD semble avoir atténué considérablement une douleur chronique au pied droit provoquée par de l’arthrose dans un orteil qui ne s’est jamais guéri d’une fracture. J’ai eu plus de difficulté à dormir pendant les trois premiers jours, mais mon sommeil est revenu à la normale, et la substance ne semble pas avoir modifié mon humeur et mes facultés.

Les prétendues vertus anxiolytiques (contre l’anxiété) du CBD ne semblent pas avoir fonctionné sur moi, mais quatre utilisateurs interviewés ont rapporté s’en servir pour combattre de l’anxiété généralisée. « À l’école, pendant les périodes de travaux, je n’étais pas capable de me concentrer. Il y a tellement de choses qui courent dans ma tête que je me sens juste désorganisé. Le CBD m’aide à contrôler le stress, à éliminer un sentiment d’oppression. C’est un effet passif, ce n’est pas du tout physique », relate Vincent Voyer, élève en gestion du cégep Champlain, à Québec, qui en consomme sur une base régulière.

« Je fais de l’anxiété, au point que je peux avoir des douleurs à la poitrine et des palpitations. J’ai essayé le Xanax et les antidépresseurs, qui ont des effets secondaires très forts. Au contraire, le CBD a un effet calmant très tangible et n’a, jusqu’à maintenant, entraîné aucun effet secondaire désagréable. Le seul effet, c’est la détente du corps », dit pour sa part Vanessa Dion-Lirette, professeure de yoga, qui dit l’utiliser « au besoin ».

Populaire chez les athlètes

Propagées sur l’internet par des dizaines de milliers d’utilisateurs convaincus, les connaissances entourant le CBD sont pour le moment considérées comme anecdotiques par les chercheurs. Mais les connaissances scientifiques évoluent rapidement.

Pas moins de 47 études cliniques recensant l’effet du CBD sur l’humain sont en cours de recrutement ou en train d’être réalisées, dont une quinzaine au Canada, indique le site de l’US National Library of Medicine.

L’une d’elles se déroule au CHUM, où le psychiatre Didier Jutras-Aswad s’apprête à donner du CBD à 80 utilisateurs de cocaïne pour voir si la substance peut briser leur dépendance.

« Je suis enthousiaste et sceptique. Il y a des signaux très prometteurs chez les animaux, alors il faut être excité. En même temps, la science est un cimetière de beaux projets et d’avenues potentielles de traitements qui s’avèrent vaines chez l’humain. »

— Didier Jutras-Aswad, psychiatre

Qu’à cela ne tienne, même si les études ont jusqu’à maintenant surtout porté sur des rats, l’industrie du cannabis n’hésite pas à extrapoler ses effets sur l’humain.

Hemprove, entreprise établie en Ontario, qui fabrique du CBD à partir du chanvre, assure que tous ses produits sont testés en laboratoire pour garantir qu’ils ne contiennent aucune trace de THC.

N’empêche, le dosage du produit est très approximatif, comme l’indique la mention « valeur quotidienne non établie » écrite sur l’étiquette du flacon.

« Il faut que tu écoutes ton corps. Certaines personnes ont besoin de 40 mg, d’autres moins, d’autres plus. Il faut faire des essais et erreurs, que tu tâtonnes. Tu y vas la première semaine avec 20 mg, tu augmentes le dosage, puis tu vas te réveiller un matin, tu vas être full énergie, plus concentré », avance William Fiset, propriétaire d’Hemprove.

C’est précisément le genre d’affirmation qui enrage la communauté scientifique, et en particulier les médecins. « On ne permettrait pas ce genre d’approximation avec n’importe quel autre médicament, mais les entreprises de cannabis, elles, sans la moindre étude clinique, le font abondamment pour promouvoir l’utilisation de leurs produits », dénonce le Dr Jutras-Aswad.

Dans le cadre de son protocole de recherche auprès des cocaïnomanes, le Dr Jutras-Aswad donnera des doses de 800 mg de CBD aux participants. C’est près de trois fois plus que la dose de CBD qu’on trouve dans une petite fiole de 30 ml d’huile Hemprove qui a coûté 89,72 $, frais de transport compris.

« À mon avis, une dose de 10 mg par jour, c’est du vent ! Je pense qu’il faut prendre un minimum de 500 mg pour voir un effet », affirme pour sa part Phil Dépault, de la société Maîtrï, marque de cannabis affiliée au producteur Canopy Growth, qui vise particulièrement la clientèle sportive. « Personnellement, je prends du CBD le week-end quand je fais du hiking, pour combattre les douleurs. Ça peut me coûter jusqu’à 200 $ par mois. Oui, le prix est complètement démesuré », admet-il.

Au prix actuel des huiles et gélules de CBD vendues à la Société québécoise du cannabis, une telle prise quotidienne m’aurait coûté entre 1150 $ et 1570 $ pour réaliser ce reportage.

C’est cher payé pour éliminer un mal de pied qui, au bout du compte, aurait peut-être pu disparaître avec du Tylenol, de l’Advil ou un autre anti-inflammatoire. « Pour le déterminer, il faudra faire des études cliniques où on compare le CBD à des placebos et à d’autres médicaments. Malheureusement, je pense que c’est quelque chose qui n’intéresse pas l’industrie du cannabis, qui semble se contenter très bien du flou actuel entourant le CBD », croit le Dr Yves Robert.

Cannabis

Marketing et sport 

Les sportifs de haut niveau surveillent de près les développements dans l’industrie du cannabidiol (CBD).

Aux États-Unis, la machine de marketing est même déjà bien en marche. Le combattant d’arts martiaux mixtes Nate Diaz est l’un des premiers athlètes qui se sont montrés en train de vapoter de l’huile de CBD lors d’une conférence de presse qui a fait grand bruit à la suite de son combat de l’Ultimate Fighter Championship (UFC) contre Conor McGregor, en août 2016. 

Tant dans les sports de combat qu’au football américain et dans les sports d’endurance comme la course à vélo, les athlètes sont depuis de plus en plus nombreux à admettre prendre du CBD pour combattre l’inflammation.

L’Agence mondiale antidopage (AMA) a d’ailleurs retiré, en janvier dernier, le cannabidiol de sa liste des substances interdites, affirmant qu’elle « n’exerce aucune activité psychoactive ».

Peu après, la société américaine Pure Spectrum CBD est devenue officiellement commanditaire des CrossFit Games, qui ont été tenus au Wisconsin.

Chez nous, les crossfitteurs gatinois Cédric Lapointe et Kim Chartrand font quant à eux la promotion du CBD de la marque Hemprove sur leurs fils Instagram. « Ça fait quelques mois que j’ai des problèmes de dos. C’est mon entraîneur qui m’a suggéré d’essayer. Contre toute attente, le CBD a réussi à réduire l’inflammation. J’ai vu la différence en deux semaines », soutient Cédric Lapointe. 

Produite en Ontario avec du chanvre plutôt que du cannabis, l’huile de CBD de Hemprove semble contourner les lois canadienne et québécoise, qui interdisent toute forme de commandite liées aux produits du cannabis.

« Ça m’aide à me pousser lors de gros entraînements, ajoute l’athlète. Ça aide à avoir un petit edge, et c’est super accepté dans le milieu. »

Légal, pas légal ?

Comme c’est le cas avec beaucoup de produits depuis la légalisation, bien des consommateurs ont de la difficulté à distinguer les produits licites de ceux qui appartiennent au marché noir. Qu’en est-il du CBD ?

Légal

Les huiles, capsules et gélules de CBD vendues à la SQDC

Au Québec, seule la SQDC est autorisée à vendre des produits du cannabis à des fins récréatives, ce qui inclut le CBD. La société Aurora vend à la SQDC des huiles sous forme de gélules et de capsules, dont le coût revient entre 0,10 $ et 0,15 $ le milligramme. La SQDC vend aussi des fleurs séchées qui contiennent presque uniquement du CBD et très peu de THC.

Légal

Le CBD vendu sous ordonnance par les producteurs désignés

Les produits de CBD vendus à la SQDC peuvent aussi être achetés directement aux producteurs autorisés sur l’internet, mais pour ce faire, les consommateurs doivent impérativement détenir une ordonnance médicale valide.

Apparemment illégal

L’huile de CBD provenant du chanvre

Même si elle est extraite du chanvre plutôt que du cannabis, l’huile de CBD d’Hemprove, que nous avons achetée sur l’internet, ne semble pas respecter la loi. Les entreprises qui commercialisent ces produits doivent impérativement avoir une licence de production de chanvre industriel, affirme Santé Canada, qu’Hemprove n’a pas obtenue. Et même si elle détenait un tel permis, Hemprove devrait aussi posséder un permis de transformateur de cannabis afin de commercialiser du CBD.

Peut-être légal dans quelques mois

Les produits comestibles

Aux fins de ce reportage et pour contourner la pénurie de CBD qui frappe la SQDC, La Presse a utilisé la boisson pétillante au CBD Ste Claire, de marque E/P Infusions. Ce producteur montréalais, qui a longtemps été actif dans le « marché gris » pré-légalisation, a cessé sa production en attendant de connaître les lignes directrices d’Ottawa pour se conformer à la réglementation qui autorisera dès octobre 2019 les fabricants de produits comestibles de cannabis à obtenir des licences de production. E/P tente actuellement d’établir un partenariat avec des producteurs autorisés de cannabis.

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