Chasseur au harpon

Retour aux racines inuites

Chasseur au harpon
Markoosie Patsauq, traduction de Marc-Antoine Mahieu et Valerie Henitiuk
Boréal
117 pages
En librairie le 23 février

Un classique de la littérature inuite a retrouvé ses racines. Après 50 ans, Chasseur au harpon, premier roman autochtone publié au Canada, a enfin été traduit en français et en anglais à partir du texte original en inuktitut.

L’ouvrage de Markoosie Patsauq avait été traduit dans plusieurs langues, dont le français, mais ces traductions avaient été effectuées à partir d’une adaptation anglaise du récit original.

« L’adaptation anglaise a été commercialisée comme un texte de littérature jeunesse », observe Marc-Antoine Mahieu, qui a effectué la traduction du manuscrit original avec Valerie Henitiuk. « Le texte était plein de surdramatisation, de clichés sur le Nord, le héros était présenté comme un personnage un peu enfantin, avec des réactions un peu puériles. »

Selon M. Mahieu, professeur d’inuktitut à l’Institut national des langues et civilisations orientales à Paris, le texte original est plus sobre, sa lecture est plus âpre, plus exigeante. « Sa traduction permet d’accéder au plus près de l’intention originelle de Markoosie Patsauq », affirme-t-il.

Il estime que l’histoire du manuscrit reflète en partie les changements qui sont intervenus dans les relations entre les Inuits et les non-Inuits au cours des dernières décennies.

« Le fait qu’on revienne aujourd’hui au manuscrit d’origine et qu’on essaie d’être plus respectueux de l’intention de l’auteur, c’est un signe des temps. »

— Marc-Antoine Mahieu

Version éloignée du récit

Le récit de Markoosie Patsauq porte sur une communauté inuite aux prises avec un ours polaire violent et imprévisible. Le jeune Kamik se joint aux hommes de la communauté pour traquer l’animal, mais l’expédition tourne à la tragédie.

Markoosie Patsauq lui-même a eu un parcours fascinant. Né en mai 1941 à Inukjuak, au Nunavik, il est déraciné avec le reste de sa famille en 1953 lorsque le gouvernement canadien envoie des Inuits vivre à Resolute, dans le Haut-Arctique canadien, pour asseoir la souveraineté du Canada.

Il apprend l’anglais au cours d’une hospitalisation au Manitoba pour soigner la tuberculose, puis fait des études pour finalement devenir pilote d’avion. C’est pendant les longues escales imprévues dans le Haut-Arctique qu’il écrit Chasseur au harpon en inuktitut.

Le récit paraît dans sa langue d’origine, mais le rédacteur en chef d’Inuktitut Magazine demande à l’auteur d’en rédiger une version en anglais.

« Markoosie était très fier de cette version, je ne veux pas la dénigrer, mais il faut être conscient qu’elle était très éloignée de ce qui avait été écrit au départ, affirme Marc-Antoine Mahieu. On s’est retrouvé avec une histoire écrite en anglais, lourdement retravaillée par des éditeurs qui voulaient la vendre aux gens du Sud. L’essence de l’histoire est la même, mais le style du texte est profondément différent, certains passages ont été modifiés, retranchés, ajoutés, déplacés. »

Il souligne ainsi que dans l’adaptation anglaise, « on parle aux deux-trois pages des forces déchaînées de la nature du Nord ».

« C’est une vision de quelqu’un du Sud, lance M. Mahieu. Dans le manuscrit d’origine, il n’est jamais question de nature, de Nord. Ce sont des mots que les Inuits ne connaissent même pas. »

Il ajoute que dans l’adaptation anglaise, on fait allusion à un « grand esprit », à une sorte d’au-delà merveilleux qui ressemble un peu au paradis. « Dans le texte en inuktitut, il n’est pas du tout question de ça, il n’y a pas de grand esprit, il n’y a pas de paradis », indique M. Mahieu.

Un dernier exemple : dans l’adaptation anglaise, on parle d’un ours qui a la rage, d’un ours enragé.

« En réalité, en inuktitut, il n’y a pas de rage, la notion de rage est occidentale. Dans le contexte où l’histoire a eu lieu, soit la période avant les contacts, personne n’avait la moindre idée de ce qu’était la rage dans l’Arctique canadien. »

Les traducteurs ont donc suivi le texte original : les Inuits assument que l’ours qui a attaqué la communauté n’avait pas toute sa tête et qu’il était malade. Ils savent d’expérience que les chiens et les renards perdent la tête et deviennent dangereux lorsqu’ils attrapent des vers. C’est peut-être ce qui est arrivé à l’ours.

Il y a bien d’autres différences sur le plan du langage même : l’inuktitut ne craint pas les répétitions, il ne fait pas usage de figures de style. Il faut donc s’habituer à un rythme différent.

Un travail en collaboration

Même si Markoosie Patsauq était très fier de son adaptation anglaise, il a beaucoup aimé l’initiative de Marc-Antoine Mahieu et de Valerie Henitiuk de revenir au texte original.

« Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour inclure Markoosie dans ce travail, indique M. Mahieu. Je suis allé le voir pendant 10 jours, nous avons travaillé ensemble, nous avons discuté de traduction. On ne voulait pas s’approprier brutalement son manuscrit. »

Malheureusement, Markoosie Patsauq a succombé à un cancer le 8 mars dernier. « Nous sommes très tristes qu’il ne soit pas là aujourd’hui pour voir le résultat », déplore M. Mahieu.

McGill-Queens University Press vient de faire paraître une édition critique du récit de Markoosie Patsauq qui comprend la version originale en inuktitut et les premières traductions en anglais et en français du manuscrit.

La maison d’édition Boréal a acheté les droits de la traduction en français. Le petit volume comprend le récit, mais aussi une postface de l’auteur et une note des traducteurs qui fait comprendre l’importance et les défis de cette traduction bien particulière.

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