Osons parler d'islamophobie
Musulmans, d’âges et d’origines nationales variés, tous étaient présents au Centre culturel islamique de Sainte-Foy, à Québec, pour prier dimanche soir. Six d’entre eux y ont perdu la vie. Plusieurs en sont ressortis blessés, plus ou moins gravement. Ce sont les faits : un lieu de culte, des musulmans, des morts et des blessés.
L’ensemble de la classe politique s’est dite surprise par l’irruption d’un geste « barbare », « crapuleux » au Québec. Quelques-uns ont risqué un lien avec le nouveau président des États-Unis et son « MuslimBan », particulièrement médiatisé cette fin de semaine.
Un chef d’antenne sur TVA a décrit sa stupeur en parlant de « terrorisme à l’envers », notion pour le moins abjecte pour qui s’arrête un instant sur le sens des mots. Il y aurait donc une direction « attendue » du terrorisme ? Il existerait des individus dont on s’attend qu’ils en soient naturellement les auteurs ?
Certes, quelques heures après les événements, ceux-ci ont été qualifiés d’actes terroristes et unanimement condamnés par l’ensemble des acteurs de la vie publique québécoise et canadienne. Pourtant, la conversation qui s’engage depuis dimanche soir a un goût très amer.
Avant le carnage d’hier, combien d’avertissements, de mises en garde ont pu être relayés révélant la prégnance, au Québec, d’un racisme spécifiquement tourné vers les musulmans et la religion musulmane ?
Combien d’entre eux ont été balayés du revers de la main, qualifiés souvent de rectitude politique, d’atteinte à la liberté d’expression, de terrorisme intellectuel confinant à l’hystérie, de naïveté (les « idiots utiles »), de victimisation abusive ?
Et pourtant, chacune de ces mises en garde, qu’elles soient venues de militants antiracistes, de responsables communautaires musulmans et non musulmans ou d’universitaires, s’appuyait toujours sur des données factuelles : agressions de centres culturels islamiques à Saguenay, Sainte-Foy, Québec, Montréal, vandalisme d’une exposition musulmane à Sherbrooke, menaces de mort répétitives envoyées à des porte-parole et responsables des communautés musulmanes québécoises, campagne de diffamation sur les réseaux sociaux de personnes de confession musulmane ayant participé à des programmes télévisés, des émissions de radio, microagressions sur la voie publique…
Autant de « faits isolés » qui, additionnés, dressent aujourd’hui un portait peu flatteur de la façon dont nos représentants, et plus largement notre société, ont pris au sérieux des alertes concrètes, des faits avérés rapportés par des victimes, des témoins ou des analystes. Comment ces faits ont-ils pu être si peu audibles ?
Quand le débat public fait le vide
Indépendamment des motifs du ou des responsables de l’acte terroriste de dimanche soir et des émotions, des indignations, du choc légitimes de tous, la difficulté à en parler et en faire sens est palpable chez tous ceux qui se sont exprimés depuis dimanche soir. Elle s’inscrit dans un débat public qui, sur la question du racisme et de la discrimination des musulmans au Québec, a fait le vide en figeant des positions préassignées (pour le dire vite « islamo-gauchistes » versus « nationalo-identitaristes »), occultant ainsi tout espace de discussion et donc de propositions politiques concrètes.
Une parole xénophobe s’est effectivement libérée, notamment dans le contexte des débats sur les accommodements raisonnables (2007-2008) et de la Charte des valeurs (2012-2014), mais elle n’est qu’un des éléments de l’analyse parmi d’autres. Il est ainsi difficile en ce début de semaine, presque indécent, de prononcer le terme de « vivre-ensemble » sans éprouver un malaise devant les morts et les blessés, devant l’évidence du choix du lieu et du moment pour commettre le geste terroriste. Peut-on à présent cesser de nier l’islamophobie pour mieux, et enfin, tenter de l’endiguer ?
* Respectivement titulaire de la Chaire de recherche du Canada en étude du pluralisme religieux de l’Université de Montréal ; post-doctorante (équipe PLURADICAL) à l’Université de Montréal et directeur du Centre d’études du religieux contemporain de l’Université de Sherbrooke