Sans filtre

Il faut se parler

Derek Aucoin a lancé dans différentes ligues de baseball entre 1989 et 1998, atteignant même les Ligues majeures dans l’uniforme des Expos. Son parcours tumultueux et le suicide d’un ami ont contribué à former l’homme qu’il est aujourd’hui, dans la vie de tous les jours et au micro de Bonsoir les sportifs au 98,5 FM. Son récit.

Je termine chacune de mes émissions au 98,5 FM en rappelant que le suicide n’est pas une option. Peu importe ce que vous vivez, 24 heures sur 24, quelqu’un peut vous aider au 1-866-APPELLE.

Je vais vous expliquer pourquoi je fais ça.

J’avais 17 ans. C’était l’été entre le secondaire et le cégep. On avait organisé un party à Terrebonne, toute la gang était réunie. C’était une des rares soirées où je pouvais être là, parce que le baseball occupait beaucoup de mon temps.

Je n’avais pas bu et j’avais décidé de rentrer tôt à la maison. Mon ami Stéphane était embarqué avec moi. Il avait pris quelques bières seulement. Je l’ai déposé chez lui. Rien d’exceptionnel.

Stéphane et moi, on était très proches. On se connaissait depuis cinq ans, on habitait à quelques rues l’un de l’autre. L’été, quand je travaillais dans le parc à Boisbriand, j’allais luncher chez lui.

Le lendemain matin, j’ai été surpris de recevoir un appel de son père. Il voulait savoir ce qui s’était passé la veille. Il était sous le choc. Stéphane s’était pendu dans le sous-sol.

Quand je suis arrivé chez lui, ils sortaient Stéphane dans un sac. Je suis descendu dans le sous-sol parce que je voulais comprendre. J’ai vu deux autres bières, une qui était vide et l’autre à moitié vide. J’ai regardé sur sa table tournante, il avait écouté Aujourd’hui, je dis bonjour à la vie d’Harmonium.

J’ai fouillé sa robe de chambre, j’ai vidé toutes les poches. Il y avait une petite note très bizarre. Ça m’a frappé fort. J’étais ado. J’ai longtemps essayé de comprendre pourquoi mon chum s’était donné la mort.

Aujourd’hui, avec toutes les discussions sur la maladie mentale, avec tout ce qui se dit sur l’importance de parler, j’aurais tellement aimé ça qu’il me parle.

Parler

Il m’arrive de raconter cette histoire en ondes. C’est gravé en moi. Aujourd’hui, quand j’anime Bonsoir les sportifs, je me fais un devoir de laisser parler les gens.

Au début, je ne savais pas si je pouvais vraiment les aider. J’ai fini par comprendre que oui. J’en ai eu la preuve il y a un peu plus d’un an.

J’avais fait une émission sur le thème « Lettre à moi plus jeune ». Grosso modo, qu’est-ce qu’on aimerait dire à une version plus jeune de soi-même.

Premier appel, un camionneur. Quand il était jeune, il jouait de la guitare dans un groupe de musique. Sa mère lui a dit de se trouver un vrai travail et il l’a écoutée. S’il avait eu la chance de s’écrire une lettre, il se serait dit : joue de la guitare. Fais le tour des bars avec tes amis. Après 40 ans sur les routes, toujours avec la guitare dans le camion, il avait enfin commencé à jouer dans les bars. Ça partait fort. J’en parle et j’ai des frissons. Ça n’avait rien à voir avec le sport, mais c’était l’idée.

Vous devez savoir une chose. Quand j’anime, sur le téléphone à ma gauche, je vois les huit lignes en attente pour me parler en ondes. Je vois le nom de celui qui appelle, et je vois depuis combien de temps il attend. J’en vois des 45, 50, 60 minutes d’attente. Je me dis que si quelqu’un a décidé d’attendre une heure pour me parler, la moindre des choses, c’est de le laisser s’exprimer.

Ce soir-là, j’ai vu qu’un dénommé Alain attendait depuis une quarantaine de minutes. Quand j’ai fini par lui parler, il m’a surpris en me racontant qu’il n’avait pas de lettre à écrire à un jeune. Il espérait plutôt qu’un jeune ait une lettre pour lui.

Il m’a dit qu’il était en train de mourir, qu’il ne savait plus quoi faire. Il avait perdu ses deux filles, la première emportée par la leucémie, la seconde frappée par un chauffeur ivre. Il avait tout perdu, sa femme, sa maison, sa santé. Il vivait de l’aide sociale.

Il me racontait tout ça, mais il ne me restait que 30 secondes à lui consacrer en ondes. Ça se bousculait dans ma tête. J’ai décidé d’essayer de l’aider.

Je connais Martin Allard, le naturopathe des stars. Je lui ai dit qu’ensemble, on allait arranger sa santé, son alimentation, son diabète.

Je lui ai expliqué que s’il allait mieux à l’intérieur, ça ne ramènerait pas ses filles, mais au moins il allait pouvoir se replacer les esprits.

Je lui disais ça en ondes, mais au fond, je n’avais aucune idée d’où je m’en allais avec ça.

Puis j’ai reçu un tweet du propriétaire d’un Amir à la Place Versailles. Il offrait la nourriture gratuitement à Alain le temps qu’il se remette sur pied. Bing, bing, bing, les autres messages. Dans le temps de le dire, il y avait une équipe de volontaires autour de ce gars-là.

Aujourd’hui, il travaille pour la Ville de Montréal. Il est reparti, et pendant une bonne année après son témoignage, plusieurs personnes généreuses l’ont aidé.

Un privilège

C’est en rencontrant ceux à qui je parle tous les soirs que je m’aperçois, et j’en suis encore abasourdi, du nombre de personnes qui écoutent. Surtout, je me rends compte que mon émission est parfois une partie importante de leur vie.

C’est une relation qui va dans les deux sens. Quand je suis seul dans le studio et que je jase avec Geoffroy de l’autre côté de la vitre, il y a une personne seule à la maison. Elle a hâte que j’arrive. Mon humeur affecte son humeur. Ce que je lui dis, c’est réconfortant.

C’est un privilège d’être avec ces gens-là tous les soirs, dans les salons, dans les écouteurs, dans les voitures, dans les campings. Si je suis capable de faire quelque chose pour eux, je n’hésite pas.

Je sais que je ne suis pas un spécialiste. Je ne suis pas entraîné pour ça. J’ai mes bagarres quotidiennes et je ne peux pas aider tout le monde. Ce n’est pas mon rôle. Je ne suis pas en train de dire que je sauve le monde à la radio.

Mais si on ne peut pas s’entraider, on ne sert pas à grand-chose. Ce n’est pas mon rôle, c’est vrai, mais j’ai une responsabilité parce que je suis privilégié. Je sais que pour certains, je serai leur seul contact de la journée. Plus je parle avec les gens, plus je leur fais partager mon vécu, et plus je réalise que je peux avoir un impact sur leur vie.

C’est pour ça que je le répète : peu importe les problèmes, il y a une autre solution que le suicide. Stéphane en a raté, des affaires. J’aurais aimé ça les vivre avec lui.

Dépression

Je suis aussi devenu très conscient de ce qui se passe entre les deux oreilles en raison de ma dépression. C’est probablement d’ailleurs ce qui m’a sorti du baseball.

Je transmets cette portion de ma vie au compte-gouttes, mais si ça peut aider quelqu’un, je n’ai pas de problème à en parler.

Le gros de l’histoire, j’ai toujours su que j’allais jouer dans les Ligues majeures. J’étais prêt. Lancer à Montréal, il n’y avait rien là. Je n’étais pas nerveux. Mais je n’étais pas prêt à me faire rétrograder.

Quand ça m’est arrivé après mon passage avec les Expos, je me suis dit… c’est tout ? J’ai attendu toute ma vie pour ça ? Ça ne ressemblait pas à l’idée que je m’en étais faite quand j’étais petit gars. Ce n’était pas aussi grandiose que dans ma tête.

J’ai compris après coup que j’avais fait une dépression post-réussite. Je n’étais pas équipé pour m’en sortir seul. Je ne pouvais pas en parler non plus, ça ne se faisait pas dans ce temps-là.

Quand j’ai fini par trouver de l’aide et que j’ai senti du progrès, les Expos m’avaient renvoyé dans les mineures en Floride. Les mois ont passé, et quand j’ai recommencé à faire des progrès, mon contrat s’est terminé.

Les Mets m’ont donné une chance. Ça allait bien, je me suis même retrouvé au camp des Ligues majeures. Puis le dernier jour du camp, j’ai craqué. Je savais qu’il restait un lanceur à retrancher et je me suis saboté. Dès le premier lancer, je n’étais plus capable de rejoindre le receveur.

Malgré tout, le DG des Mets est venu me voir. Il m’a assuré que je ne perdrais pas mon emploi, que je pourrais recevoir de l’aide. Ils ont été très bons avec moi. Mais chaque fois que j’avais la balle, je revivais la même anxiété.

Il y a eu des médicaments, il y a eu des moments où je devais m’arrêter de conduire en me rendant au stade parce que je pleurais. Je vivais un calvaire. Mais j’ai pu mieux comprendre ce qui se passait dans ma tête, l’anxiété, la dépression.

Avec mon vécu, je suis devenu capable de le déceler chez les autres et d’en parler. Récemment, j’expliquais aux dénigreurs d’Eugenie Bouchard qu’elle n’était pas sortie prendre des égoportraits après sa défaite au US Open. Elle était probablement assez déprimée dans sa chambre d’hôtel. Je savais de quoi je parlais.

Un auditeur m’a appelé. Il m’a dit qu’il était un chialeux de nature, mais que mon commentaire l’avait éveillé. Pour la première fois de sa vie, il avait été critiqué au travail et avait songé à tout lâcher. Il avait plutôt décidé de changer son attitude et de s’améliorer. Des témoignages comme celui-là, j’en reçois des tonnes.

Est-ce que je les attire ? Dur à dire. J’ai encore de la difficulté à concevoir que les gens sont intéressés par mes histoires. Mais je sais que plus je me dévoile, plus les gens me disent que je les ai aidés.

Vous connaissez le comédien Hugo Giroux ? Lui aussi a eu ses propres démons. Son frère s’est donné la mort. Il m’a dit de ne jamais arrêter d’en parler. Si je montre un soupçon de vulnérabilité, il me dit que j’ai peut-être aidé 100 personnes.

C’est pour tout ça que je termine chaque émission au 98,5 FM en rappelant que le 1-866-APPELLE existe. Parce que je veux tous vous retrouver le lendemain, en pleine forme.

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