Assassinat de Samuel Paty

L'homme qui a mis le feu aux poudres

Pour Brahim Chnina, le professeur de sa fille était « un voyou » qu’il fallait sanctionner.

Il a « nommément désigné comme une cible sur les réseaux sociaux le professeur d’histoire et de géographie », accuse le procureur antiterroriste. Le parent d’élève de 48 ans, originaire du Maroc, mis en examen et en détention provisoire depuis le 23 octobre, est l’auteur de la vidéo appelant à la mobilisation contre Samuel Paty. Son avocat le présente comme un musulman pratiquant mais non radicalisé, un père de famille engagé depuis plus de dix ans dans l’action humanitaire. Notre enquête révèle un personnage beaucoup plus trouble… que le tueur a contacté avant de passer à l’acte.

Les services de police connaissent son nom depuis trente ans. L’homme qui calomnie sans vergogne Samuel Paty sur une vidéo Facebook, le traitant de « voyou », avait été alerté par sa fille, Z., élève de quatrième qui prétendait avoir assisté au cours de l’enseignant consacré à la liberté d’expression. L’enquête démontrera que Z. n’était pas présente en classe ce jour-là. Difficile d’imaginer que cela n’ait pas été notifié à ses parents et que son père ait pu l’ignorer.

Brahim Chnina n’a pas 20 ans quand il est interpellé pour la première fois par les forces de l’ordre. Vol, menaces, importation de stupéfiants, Chnina, Marocain né en 1972 à Oran, en Algérie, apparaît près de dix fois dans diverses affaires, jusqu’en 2003, quand il est cité comme auteur de violences sur concubine et d’escroquerie.

Depuis quelques années, c’est un autre profil qu’il affiche : celui d’un père de famille – il a six filles – pieux et engagé dans des associations caritatives musulmanes. Non marié, Chnina est domicilié à Conflans-Sainte-Honorine, dans un petit immeuble des bords de Seine, à 4 kilomètres seulement du collège du Bois-d’Aulne où enseignait Samuel Paty. En 2012, la mort de son frère cadet, handicapé de 28 ans dont il s’occupait, bouleverse son existence. Chnina décide de s’investir dans le milieu associatif. Il cofonde en 2015 l’antenne du Val-d’Oise de l’association Aide-moi, créée dans le nord de la France et dont la vocation est de soutenir les personnes en situation de handicap. Brahim Chnina est vice-président de cette antenne, dissociée juridiquement de sa maison mère du Nord. Il y développe notamment le « projet Omra » pour accompagner les bénéficiaires souhaitant effectuer le « petit pèlerinage » à La Mecque. Par ses messages, toujours à connotation religieuse, Brahim Chnina donne l’image d’une association communautaire, très loin de la vocation de cette structure qui s’adresse à tous et dont le but est de collecter des fonds pour financer de multiples projets.

À Vauréal, dans le Val-d’Oise, le bureau d’Aide-moi ne se trouve plus, depuis deux ans, à l’adresse indiquée. Ces derniers mois, les fondateurs de l’association ont montré du doigt Brahim Chnina, responsable, selon eux, de graves dysfonctionnements, dont une grande opacité dans la gestion des comptes. « Ils se sont aperçus qu’il y avait de l’argent sur plusieurs comptes sans savoir de quoi il s’agissait, ni quels projets étaient financés, explique Damien Legrand, avocat de l’antenne nordiste. Il montait tout ça sous couvert de l’image de l’association, mais sans concertation avec les autres, sans leur accord… Sur Facebook, il prétendait avoir réussi à mener à bien certains projets qui, en réalité, n’étaient pas les siens. Il se les appropriait, s’en attribuait le mérite. À partir du moment où il utilise le vecteur de l’association pour collecter des fonds sans contrôle et sans qu’on sache à qui ils sont destinés, on peut s’autoriser toutes les interprétations. »

Selon l’avocat, les fondateurs d’Aide-moi ont tenté d’avoir des explications, « mais Brahim Chnina a estimé qu’il n’avait pas à en donner. Il était devenu un électron libre ». La sanction tombe : Chnina est radié. Le lundi 19 octobre, trois jours après le meurtre de Samuel Paty, il aurait dû passer devant un conseil de discipline pour répondre de ses agissements.

Sur Facebook, Chnina a en effet multiplié les appels aux dons dans des messages succincts et peu étayés, pour acheter, selon lui, du matériel à destination de personnes handicapées, des fauteuils roulants électriques et des médicaments que certains malades en Algérie, au Maroc ou en Arabie saoudite ne pourraient pas se payer. Il ouvre donc des cagnottes, officiellement pour financer ces achats, ou demande à des volontaires de se les procurer pour les faire parvenir aux nécessiteux, ce qui pourrait être considéré comme un exercice illégal de la pharmacie, un délit puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende.

Parmi les produits, Xeljanz, Jakavi, Sabril, Rivotril, Epitam… Aucun d’eux n’est anodin. Les prescriptions autant que la posologie de ces médicaments, parmi lesquels des anticancéreux ou des antiépileptiques, doivent être strictement encadrées. Certains sont même réservés à l’usage hospitalier. Tous ont de possibles effets secondaires non négligeables, comme le Xeljanz qui, destiné à lutter contre la polyarthrite rhumatoïde, doit faire l’objet d’une surveillance particulière en raison du risque accru d’embolie pulmonaire. Si certains sont très chers, jusqu’à 3000 euros la boîte, d’autres ne coûtent quasiment rien.

Pour appuyer ses demandes, celui qui gagne en influence dans le milieu caritatif musulman publie parfois des ordonnances, en provenance du Maroc notamment. L’une d’elles, pour du Levothyrox 100 microgrammes, est prescrite par un médecin marocain à une femme qu’il dit « sans ressources ». Étrange, puisqu’au Maroc une boîte de trente comprimés de cette préparation coûte à peine plus de 2 euros et qu’elle est remboursée. Il arrive aussi à Brahim Chnina de se procurer, dans des officines françaises, des traitements destinés à des malades à l’étranger. Un pharmacien de Gennevilliers nous confirme lui avoir fourni des médicaments contre le sida après que Chnina lui a présenté « une ordonnance provenant d’un autre pays ». « On ne va pas empêcher quelqu’un de se soigner, justifie le professionnel. Quand c’est ponctuel, je dépanne. Soit on nous montre l’ordonnance sur WhatsApp, soit c’est une photo imprimée. » En septembre 2019, cette pharmacie a ainsi délivré à Brahim Chnina deux factures d’un montant de 300 euros pour deux boîtes d’Atripla, un générique utilisé pour traiter les personnes infectées par le VIH, au nom de l’association Aide-moi.

En garde à vue, il aurait répété que Paty a fait du mal aux musulmans

Pour gagner sa vie, en 2013, Chnina devient gérant d’une société de nettoyage, puis lance une enseigne de maçonnerie, sans succès : la première affaire périclite en 2014, la seconde existe toujours mais semble ne plus être en activité. En 2015, il décroche un emploi dans un groupe privé d’aide à la personne, où ses anciens collègues racontent un homme apprécié et même populaire, élu délégué du personnel : « Il était ultra-connecté, toujours penché sur son téléphone, capable de récolter rapidement de l’argent pour une cause, nous dit le chargé de communication de l’entreprise. Il était musulman pratiquant, sans que cela ait jamais posé problème. » Nabil El Ouchikli, l’avocat de l’intéressé, assure : « Mon client n’a aucun lien avec la mouvance salafiste. » Selon MEl Ouchikli, depuis le départ en 2014 pour la Syrie de la demi-sœur mineure et handicapée mentale de Brahim Chnina, celui-ci « a une aversion pour la radicalisation ». « Il a collaboré avec la DGSI afin de faire arrêter celui qui a endoctriné sa demi-sœur et dont le départ a fait souffrir toute la famille », explique l’avocat.

Cela n’empêche pourtant pas Chnina de faire la promotion sur Facebook d’un livre de théologie wahhabite signé du cheikh saoudien Yahya Boukhari. Celui-ci, prônant une version rigoriste de l’islam, a tenu en janvier 2019 une conférence à la grande mosquée de Pantin, fermée par les autorités après qu’elle a diffusé les vidéos de Chnina. Surtout, la supposée « aversion » au radicalisme du parent d’élève ne le retient pas d’accepter le soutien d’Abdelhakim Sefrioui, militant islamiste fiché S qui l’accompagne au collège de sa fille pour se plaindre du professeur Paty. MEl Ouchikli veut nuancer : « Mon client ne connaissait pas M. Sefrioui, il ne l’avait jamais rencontré auparavant. Il lui a fait confiance, car il s’est présenté à lui comme un médiateur représentant des imams de France. »

Entre le 9 et le 13 octobre, Chnina échange sur WhatsApp avec un jeune homme de 18 ans que ses vidéos interpellent : Abdoullakh Anzorov. « Des messages anodins qui démontrent qu’il ne connaissait pas son projet terroriste, ni même la personne qui s’adressait à lui », insiste l’avocat. En garde à vue, Chnina aurait tenu des propos choquants, persistant à dire que Samuel Paty a « fait du mal aux musulmans ». Une déclaration démentie par son conseil. Incarcéré en détention provisoire à Fresnes, Chnina « a confiance en la justice » et dit « regretter la publication des vidéos ». Il est mis en examen pour « complicité d’assassinat terroriste ».

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