Dormir la bouche bandée ?

L’orthophoniste Marie-Emmanuelle Marchand est bien au fait du phénomène qui se répand sur TikTok depuis plusieurs mois. Pas qu’elle soit une grande utilisatrice du réseau social chinois (elle n’y va jamais), mais des patients se sont chargés de lui en parler.

Le phénomène en question ? Avant de dormir, des gens se mettent un ruban adhésif (de qualité médicale) sur la bouche dans le but de la maintenir fermée toute la nuit. Et sur TikTok, ils en vantent les supposés bienfaits : un meilleur sommeil, davantage d’énergie, moins de ronflements, moins de caries, une meilleure haleine… Et même un visage plus structuré, plus symétrique. La panacée, quoi !

Trop beau pour être vrai ?

En effet.

« Si c’était aussi simple, je n’en ferais pas une carrière ! », résume Marie-Emmanuelle Marchand, qui se spécialise dans des troubles « myofonctionels » : respirer par la bouche, mais aussi parler sur le bout de la langue, avaler de façon atypique, serrer les dents…

Cela dit, les tiktokeurs n’ont pas tort d’affirmer qu’il vaut mieux respirer par le nez. C’est vrai. Le corps est fait pour cela.

« Quand on respire par le nez, non seulement l’air est filtré, humidifié et réchauffé, mais en plus, il est additionné de monoxyde d’azote, qui permet une belle dilatation au niveau des bronches, donc un meilleur échange d’air », explique Marie-Emmanuelle Marchand, qui donne des formations en rééducation des troubles obstructifs du sommeil. Le sommeil, dit-elle, est également plus réparateur.

Respirer par le nez a aussi un impact sur la santé buccodentaire, confirme Nelly Huynh, professeure agrégée à la faculté de médecine dentaire de l’Université de Montréal et chercheuse en sommeil au CHU Sainte-Justine. Quand on dort la bouche ouverte, la bouche s’assèche, ce qui la prive de l’effet protecteur de la salive, dit-elle. Ça veut dire plus de caries et une moins bonne haleine.

Les tiktokeurs n’ont pas inventé de toute pièce cette idée de dormir la bouche scellée. Quelques petites études ont été menées pour étudier l’impact de cette pratique sur les ronflements chez les gens qui souffrent d’apnée légère. Des chercheurs l’ont aussi testée pour l’asthme, mais n’ont trouvé aucun bénéfice.

Il arrive que des professionnels de la santé le proposent, mais rarement. Pneumologue à l’hôpital du Sacré-Cœur de Montréal, la Dre Chantal Lafond donne l’exemple d’un patient qui dort avec un masque à CPAP (le traitement utilisé pour l’apnée obstructive du sommeil) et qui a une fuite expiratoire. « Mais personnellement, je préfère l’ajout d’une mentonnière », dit-elle.

Chez monsieur et madame Tout-le-Monde, toutefois, les experts à qui nous avons parlé y voient une pratique risquée, du moins pour certaines personnes. Aucun d’entre eux ne la recommande. Nelly Huynh, qui travaille avec les enfants, pense spontanément aux vomissements. « La respiration par la bouche est un mode de survie », rappelle pour sa part l’orthophoniste Marie-Emmanuelle Marchand.

Pas de contrôle

Quand on dort, le cerveau n’a pas de contrôle sur la respiration ; ça se fait de façon inconsciente, explique la pneumologue Chantal Lafond. Si l’air passe aisément du nez aux poumons, la bouche restera fermée et aucun bruit de résistance ne se fera entendre. « Le ronflement, c’est le signal sonore d’une forme de résistance au passage de l’air lors de la phase inspiratoire », explique la pneumologue.

Et cette résistance, dit-elle, peut provenir des fosses nasales (congestion des muqueuses, déviation du septum nasal – l’os du nez) ou encore des différentes parties du pharynx, pour diverses raisons.

Chez les enfants, la respiration par la bouche découle souvent d’une hypertrophie des amygdales ou des végétations (des masses de tissus dans la fosse nasale), indique l’orthophoniste Marie-Emmanuelle Marchand. D’autres enfants respireront par la bouche après avoir souffert à répétition de rhumes et d’autres virus respiratoires. « Des adultes peuvent aussi avoir ce pli-là depuis l’enfance », explique Mme Marchand, qui souligne qu’avec le temps, les muscles impliqués dans la respiration nasale s’affaiblissent. Le visage, dit-elle, peut même finir par s’allonger sous le poids de la mâchoire inférieure.

Les personnes qui respirent par la bouche (parfois depuis des décennies) ne vont pas se mettre par magie à respirer par le nez grâce à un simple petit ruban adhésif, souligne l’orthophoniste.

Si l’habitude vient de se forger, le ruban adhésif peut potentiellement aider dans de rares cas, mais pas nécessairement, dit-elle. « Fermer les lèvres, ce n’est pas suffisant. Il faut placer la langue au bon endroit, rapprocher les molaires… »

Comprendre la cause

Les experts s’entendent sur un point : au lieu de chercher la solution miracle à ses ronflements, à sa bouche sèche du matin ou à son manque d’énergie au réveil, mieux vaut consulter un professionnel de la santé pour déterminer la cause du problème… et y remédier. « Il est également important d’exclure un problème potentiellement sérieux de qualité de sommeil et parfois même d’oxygénation en relation avec des apnées obstructives du sommeil, un blocage complet ou partiel du passage de l’air vers les poumons, pendant au moins 10 secondes, de façon répétée », indique la Dre Chantal Lafond.

Aux ronfleurs qui n’ont pas d’apnée obstructive du sommeil, la Dre Lafond recommande une bonne hygiène nasale et, pour les patients allergiques, le retrait de tous les allergènes dans la chambre. L’alcool et certains somnifères peuvent aussi affaiblir le tonus des muscles de la gorge, souligne la pneumologue. Mieux vaut aussi viser un poids santé et éviter de dormir sur le dos.

Après évaluation, différentes avenues peuvent être envisagées en fonction du problème sous-jacent : des vaporisateurs pour diminuer l’inflammation dans le nez, une intervention chirurgicale, un dispositif buccal pour maintenir la mâchoire en position avancée, une thérapie myofonctionnelle comme celle conçue par Marie-Emmanuelle Marchand – un champ d’expertise qui demeure encore méconnu au Québec.

« Mieux vaut aller consulter, résume la chercheuse Nelly Huynh, parce qu’il y a peut-être autre chose derrière tout ça. »

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