Blocus ferroviaire

La rencontre tant espérée par le gouvernement fédéral avec les chefs héréditaires wet’suwet’en a finalement eu lieu jeudi. Une « première étape » pour ces derniers, qui ont relevé l’absence du premier ministre Justin Trudeau.

Entrevue avec Kenneth Deer, secrétaire de la nation mohawk de Kahnawake

« Il faut se battre pour ses droits »

Kenneth Deer n’en est pas à sa première barricade. Il a vécu la crise d’Oka, il s’est battu jusqu’à l’ONU pour faire valoir les droits des autochtones. Et aujourd’hui, le Mohawk est solidaire des revendications des Wet’suwet’en, nous a-t-il expliqué en entrevue jeudi.

Dans le bâtiment de la « Maison longue » de Kahnawake, Kenneth Deer explique à ses visiteurs le fonctionnement du système ancestral que pratiquent les Mohawks traditionalistes. La place où s’assoient les membres de chaque clan, le poêle autour duquel ils discutent, la porte des hommes, celle des femmes…

« Nous suivons toujours notre Constitution, la Grande Loi de la paix, qui remonte à avant l’arrivée des Européens », dit le secrétaire de la nation. « Nous avons un système de clans, nous avons une société matriarcale, nous ne nous conformons pas à la Loi sur les Indiens. Alors, quand les chefs héréditaires wet’suwet’en en Colombie-Britannique défendent leurs droits, il y a une parenté entre nous. »

Dans les années 70, Kenneth Deer a participé à la fondation d’une école d’enseignement en langue mohawk. En 1990, il a fait partie du comité de négociation avec le gouvernement québécois pour dénouer la crise d’Oka. De 1992 à 2008, il a dirigé le journal The Eastern Door de Kahnawake. Il a également participé à la rédaction de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, adoptée en 2007. Depuis le blocage de la voie ferrée du Canadien Pacifique sur laquelle circulent notamment les trains de la ligne exo4, qui relie Candiac et le centre-ville de Montréal, il joue le rôle de porte-parole de sa communauté auprès des médias.

Combat similaire

Wet’suwet’en et Mohawks appartiennent à deux nations différentes, mais leur combat pour la reconnaissance de leurs droits est similaire, dit M. Deer. « Il faut se battre pour ses droits ; personne ne vous donne des droits », martèle-t-il.

Alors, quand il s’agit d’affirmer les droits des autochtones, les Mohawks ont l’habitude de se retrouver au premier rang. « Les Mohawks ont une identité très forte, dit M. Deer. Nous pratiquons encore le système de clans, nos cérémonies traditionnelles. Nous avons un sentiment nationaliste très fort. »

« Nous savons qui nous sommes et nous croyons en notre droit à l’autodétermination. Nous ne sommes pas canadiens ou américains, même si nous avons des territoires des deux côtés de la frontière. Nous sommes mohawks. »

— Kenneth Deer, secrétaire de la nation mohawk de Kahnawake

La situation actuelle est bien différente de la crise de 1990, observe Kenneth Deer. Bien que le blocage de la voie ferrée représente un « inconvénient » pour ceux qui utilisent le train de banlieue, dit le secrétaire de la nation mohawk, l’acte n’a pas les mêmes répercussions que le blocage du pont Mercier, rappelle-t-il. Par ailleurs, il sait gré à la Sûreté du Québec de se tenir à distance, qualifiant son attitude de « très coopérative » en attendant que le conflit se règle par la négociation. « Aussi, je crois que le gouvernement est plus prudent pour ne pas empirer la situation. Il fait preuve de patience, et je pense que c’est la bonne chose à faire. Ce n’est peut-être pas la chose la plus populaire à faire, mais c’est la plus avisée.

« Je suis seulement déçu que le gouvernement prenne tant de temps à faire une offre acceptable aux chefs des Wet’suwet’en. »

Bien comprendre les enjeux

Plusieurs éléments du conflit sont mal compris dans la population, remarque-t-il. Les Wet’suwet’en ne réclament pas le départ de tous les agents de la GRC de leur territoire – seulement ceux dépêchés en renfort pour faire respecter l’injonction les obligeant à quitter une route d’accès à un chantier du gazoduc Coastal GasLink.

Ils ne s’attendent pas non plus à ce que le projet de construction du gazoduc soit abandonné, mais voudraient éviter qu’il traverse une aire sauvage qu’ils souhaitent protéger. « Les jeunes sont vraiment préoccupés par l’environnement, ils voudraient arrêter le gazoduc, dit Kenneth Deer. Les chefs aussi voudraient l’arrêter, mais ils ne pensent pas qu’il est réaliste de le faire. Mais revoir le tracé pour que le gazoduc longe une autoroute, oui, ça, c’est possible. »

Avec son téléphone cellulaire, Kenneth Deer est en contact autant avec les chefs héréditaires qu’avec les négociateurs à Ottawa. Et il est parfois perplexe devant les versions divergentes qui lui parviennent.

« Nous souhaitons seulement que le gouvernement négocie de bonne foi avec les Wet’suwet’en. Je ne pense pas que ça ait été le cas jusqu’à maintenant. »

— Kenneth Deer, secrétaire de la nation mohawk de Kahnawake

Il a cependant une pensée pour le ministre des Services aux Autochtones, Marc Miller. « Marc Miller est un gars vraiment bien, je l’apprécie, dit M. Deer. Il a pris un grand risque en allant à Tyendinaga, et j’espère qu’il n’en pâtira pas. »

« Vous vous souvenez de John Ciaccia en 1990 ? », lance-t-il, en parlant du ministre délégué aux Affaires autochtones du cabinet de Robert Bourassa. « John Ciaccia était venu à la pinède d’Oka pour discuter. C’était un geste incroyable de sa part. Je le connaissais, j’avais négocié avec lui. Il était sincère, il voulait arriver à un règlement. À ce moment, ce n’était pas encore une crise, et il voulait régler les problèmes. Mais il a été tassé par la Sûreté du Québec, qui voulait venger la mort [du caporal] Lemay, puis par son propre cabinet. Il était le numéro deux du gouvernement, mais après la crise et ce qu’il a tenté de faire, il n’a jamais pu retrouver son statut. »

Et c’est en pensant à M. Ciaccia, mort en 2018, qu’il s’inquiète pour le ministre Miller, qui a pris le risque de se rendre à la barricade de Tyendinaga. « Ça me préoccupe de penser que des hommes comme lui se brûlent quand ils font ça. J’espère que ça n’arrivera pas, que Marc Miller aura toujours sa place quand tout cela sera fini. »

Au sortir de la Maison longue, de gros flocons tombaient sur Kahnawake. « Si les négociations vont bien, on pourra peut-être lever les barricades bientôt, a dit Kenneth Deer en regardant le ciel. Et on pourra tous rentrer chez soi. »

Rencontre entre Ottawa et les chefs héréditaires wet’suwet’en

Le ministre Garneau parle d’un possible « point tournant »

OTTAWA — La rencontre tant espérée par le gouvernement fédéral avec les chefs héréditaires wet’suwet’en a finalement eu lieu jeudi. Avec le retrait de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et la suspension temporaire de la construction du gazoduc Coastal GasLink, les conditions étaient enfin réunies pour le début des pourparlers, qui devraient se poursuivre ce vendredi.

La rencontre a duré moins de trois heures jeudi. Le ministre des Relations avec les Autochtones de la Colombie-Britannique, Scott Fraser, a qualifié les discussions de productives. Freda Huson, une porte-parole du campement unist’ot’en, a indiqué que l’ambiance était respectueuse.

Une partisane du projet de gazoduc, Bonnie George, membre de la nation wet’suwet’en, a quant à elle lu une déclaration pour affirmer que c’est toute la nation qui devait être représentée. Elle n’était pas invitée. Ses propos ont créé « un peu de tension », a-t-elle dit.

LUEUR D’ESPOIR

À Ottawa, cette rencontre que l’on attendait depuis belle lurette est perçue comme une lueur d’espoir. Le ministre des Transports, Marc Garneau, a suggéré que sa simple tenue pourrait convaincre les sympathisants mohawks de démanteler leurs barricades.

« Aujourd’hui est un point tournant, peut-être, a avancé M. Garneau. Et j’espère que les Mohawks de Kahnawake, et aussi en Ontario, vont prendre ça comme un signal positif et décider de baisser les bras et d’enlever les barricades. »

Son collègue Marc Miller, ministre des Services aux Autochtones, s’est aussi réjoui de ce développement positif. « C’est une victoire pour le dialogue et la résolution de conflits de façon pacifique, a-t-il renchéri. Il reste encore des étapes à franchir, mais la rencontre [de jeudi], c’est un très, très bon début. »

« UNE PREMIÈRE ÉTAPE »

Le suspense a pris fin dans la nuit de mercredi à jeudi, alors que les chefs héréditaires de la Première Nation de la Colombie-Britannique opposée au projet de gazoduc ont accepté de rencontrer la ministre des Relations Couronne-Autochtones, Carolyn Bennett, ainsi que son homologue britanno-colombien, Scott Fraser.

Mais il s’agit là d’une « première étape », ont indiqué les chefs dans un communiqué publié jeudi, car « malheureusement », le premier ministre Justin Trudeau et le premier ministre de la Colombie-Britannique, John Horgan, ont décliné l’invitation qui leur a été envoyée.

Les chefs « remercient leurs supporters pour leur dévouement inlassable », et maintenant, « ils ont besoin de temps pour discuter avec la Colombie-Britannique et le Canada dans une atmosphère de wiggus [respect] », ont-ils indiqué dans cette même déclaration écrite.

En Chambre, le chef du NPD, Jagmeet Singh, a continué de réclamer de Justin Trudeau qu’il s’envole pour l’Ouest afin de négocier avec les chefs héréditaires. « Notre premier ministre a travaillé avec plus d’ardeur et plus de sincérité pour la réconciliation que n’importe quel autre premier ministre de l’histoire du Canada », lui a répondu la vice-première ministre, Chrystia Freeland.

LE PROMOTEUR PLIE BAGAGE TEMPORAIREMENT

Deux demandes des chefs ont été exaucées.

Après la GRC, qui a demandé vendredi dernier à ses agents de déserter un poste mobile situé sur les terres ancestrales des Wet’suwet’en pour s’installer dans la localité la plus proche, la société TC Energy a accepté de mettre le holà à la construction de la canalisation qui doit sillonner ces terres.

« Coastal GasLink a accepté de faire une pause de deux jours des activités dans le secteur de la rivière Morice afin de faciliter le dialogue entre les chefs héréditaires et les représentants gouvernementaux », a-t-on déclaré par voie de communiqué, jeudi vers midi.

« Cette pause doit commencer au début des pourparlers », est-il spécifié dans la même déclaration, où l’on prend tout de même soin de mentionner que le secteur de la rivière Morice est « extrêmement important pour le calendrier des travaux ».

LEGAULT ET LES AK-47

Au lendemain de sa déclaration controversée sur la présence d’armes d’assaut AK-47 sur le territoire mohawk de Kahnawake, le premier ministre François Legault a envoyé en tournée Ian Lafrenière, adjoint parlementaire de la ministre de la Sécurité publique, afin de revenir sur le message de la veille.

L’ancien directeur des communications du Service de police de la Ville de Montréal a soutenu que malgré le démenti des leaders de la communauté et des Peacekeepers, ces armes sont bel et bien présentes. « Ce que le premier ministre a dit est vrai », a-t-il indiqué à La Presse, spécifiant que son patron n’avait jamais parlé de « gens armés sur les barricades ».

N’empêche, la déclaration a fait des vagues, et le secrétaire de la nation mohawk à Kahnawake, Kenneth Deer, a réclamé des excuses au premier ministre.

Ce dernier n’a pas jugé qu’un acte de contrition s’imposait.

« Le premier ministre ne fournira pas d’excuses. C’est un sujet très délicat, mais le premier ministre a tenu à informer les Québécois. La vérité a ses droits. On réitère l’urgence pour le gouvernement fédéral de résoudre la crise. Nous ne ferons pas de commentaires additionnels », a-t-on tranché à son bureau.

— Avec Fanny Lévesque, La Presse, et La Presse canadienne

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.