Pitbulls
De quel côté penche la science ?
La Presse
Des études invoquées par l’Ordre des médecins vétérinaires, qui les juge « scientifiques », sont l’œuvre de militants financés par le lobby millionnaire de promotion des pitbulls, a découvert
. Un conflit d’intérêts dont ne fait aucunement mention le rapport remis par l’organisme au comité ministériel censé aider le gouvernement à protéger les Québécois contre les attaques canines.Le rapport de l’Ordre cite aussi plusieurs autres recherches, dont quatre études médicales récentes. Mais tait les propos sans équivoque de leurs auteurs – unanimes à conclure que les pitbulls posent dans l’ensemble un risque démesuré.
La Presse Canadienne rapportait dimanche que le rapport des vétérinaires a convaincu le comité ministériel d’écarter toute mesure législative ciblant certaines races de chiens. Une nouvelle qui a choqué les proches des victimes de morsures.
Aux États-Unis, les victimes clament depuis des années que les défenseurs des pitbulls – dont ceux cités par l’Ordre – commandent des études pour tordre la science et brouiller les cartes.
Vu l’importance du débat – qui a galvanisé le Québec tout l’été –, un professeur émérite de l’Université McGill a accepté de se pencher sur le dossier pour
. Formé à Harvard, le D Barry Pless est une sommité en matière de traumatismes pédiatriques, d’épidémiologie et de biostatistiques. Il a dirigé la recherche clinique à l’Hôpital de Montréal pour enfants. En plus de fonder et d’éditer pendant 40 ans le journal international , affilié au prestigieux (ex- ).« Faire des études qui visent d’abord à empêcher l’adoption de lois et ne pas déclarer ses conflits d’intérêts, c’est la stratégie employée par le lobby des armes et par le lobby du tabac. »
— Le D
Barry Pless, professeur émérite à l’Université McGillDepuis 2011, une demi-douzaine d’études médicales ont été publiées sur le sujet. « Qu’elles constatent l’une après l’autre que les pitbulls sont surreprésentés parmi les chiens responsables de blessures m’apparaît très persuasif, dit l’expert indépendant. Les journaux qui les ont publiées ne sont pas les journaux d’élite, mais ce sont de bons journaux, neutres. »
Le rapport de l’Ordre cite quatre des études en question, mais le fait à moitié. Celle de 2011 – qui couvre 15 ans de cas graves traités dans un hôpital texan – en devient quasi contradictoire (voir autre texte).
Ses auteurs, chirurgiens, précisent que les pitbulls se sont révélés plus meurtriers que les autres chiens ; causaient plus de comas lourds ou profonds. Et les envoyaient pour plus longtemps aux soins intensifs.
« Réglementer les pitbulls pourrait réduire substantiellement les taux de décès dus aux morsures de chiens », concluent les chercheurs.
Tout ce qui précède a été laissé de côté par les vétérinaires. Pour rendre compte de la même étude, ils ont plutôt relayé ceci : la proportion de victimes ayant nécessité une chirurgie, soit le tiers, était « identique peu importe le chien : pitbull ou autres races ».
« On n’a pas eu un délai suffisant pour produire une vraie étude et bien analyser. On a eu un mois de moins que prévu ; la moitié des experts étaient en vacances. C’est préliminaire. »
— Le D
Michel Pépin, porte-parole de l’Association des vétérinaires du Québec, signataire du rapportAu sujet des conflits d’intérêts découverts par
(détaillés ci-dessous), il ajoute : « Puisqu’on n’a pas eu le temps de gratter, on a pu s’en faire passer, mais il faut regarder le rapport dans son ensemble. »Hier,
faisait état des recommandations de l’Ordre au gouvernement, parmi lesquelles l’obligation de rapporter les morsures à la police.Le président de l’organisme, le D
Joël Bergeron, dit que le camp des victimes est lui aussi biaisé. « On se trouve toujours à devoir aller d’un extrême à l’autre. Alors il faut regarder tout ça et démêler le tout. »Le rapport qu’il a déposé souligne les « graves lacunes statistiques » des compilations faites par les victimes. Mais approuve sans réserve des études liées au lobby de défense des pitbulls, écrivant qu’elles « démontrent et prouvent » qu’on se trompe trop souvent en identifiant ces chiens. Et que la fiabilité des médias à cet égard est « faible ».
Cette dernière conclusion est tirée d’une étude du National Canine Research Council (NCRC), qui appartient à un groupe de pression, Animal Farm Foundation, entièrement voué à la défense des pitbulls (voir autre texte).
La directrice du NCRC, Karen Delise, a revisité toutes les attaques canines fatales commises de 2000 à 2009. D’après son survol, les médias identifient tous la même race de chien (parfois croisé) et identifient la même race que les autorités dans 83 % à 89 % des cas. Elle conclut malgré tout qu’ils ont raison 18 % du temps.
La technicienne en soins animaliers n’a aucune preuve que les médias se trompent. Mais pour elle, peu importe qui les renseigne – y compris les maîtres –, aucun chien ne peut être qualifié de pitbull, de berger allemand, etc. à moins d’être pure race et d’être officiellement enregistré auprès d’un club canin.
« Ces distinctions quant à la pureté de la race, ce sont des bêtises ! », commente le professeur Barry Pless.
« Si le chien ressemble à un pitbull, qu’il se comporte comme un pitbull et que les gens reconnaissent en lui un pitbull, ça suffit pour dire qu’on a affaire à un pitbull. »
— Le D
Barry Pless, professeur émérite à l’Université McGillDes États-Unis à l’Ontario, les tribunaux s’étant penchés sur la question ont conclu que l’identification visuelle de ces chiens se trouve à la portée des gens « d’intelligence ordinaire ».
En entrevue, Karen Delise maintient que les gens se trompent quant à la race, « surtout si leur chien vient d’un refuge ou d’un éleveur improvisé ». Pour cette raison, elle ne contacte pas les maîtres, dit-elle, ajoutant qu’« ils sont biaisés, parce qu’ils ont intérêt à dire que leur chien n’avait jamais mordu avant ».
Au sujet de son propre manque de neutralité, non déclaré dans ses recherches, « personne au monde ne poursuit un but sans avoir des visées », se défend-elle. « Quand je me suis intéressée au sujet, je travaillais dans une prison avec des meurtriers. Puis un chien a tué un enfant de la région et le débat s’est envenimé. Pourquoi pareil outrage, alors qu’on ne s’indigne pas aussi fort d’autres choses horribles ? On exige beaucoup plus des chiens que des humains… »
« J’ai fini par choisir le camp qui me semblait le plus logique et par m’interroger sur ce qui se passe dans la vie des chiens plutôt que sur leur race. Quand il y a une attaque, il n’y a jamais un seul facteur en cause, mais au moins trois ou quatre . »
« Bien des choses sont difficilement contrôlables ! Il y aura toujours des délinquants et des erreurs humaines, toujours des maîtres négligents et des parents négligents », s’indigne l’Américain Jeff Borchardt, dont le bébé Daxton a été tué par des pitbulls en 2013. C’est lui et le groupe de victimes Dogsbite qui déterrent les conflits d’intérêts du lobby, pour les dénoncer, documents à l’appui.
Qui a raison ? À en croire le rapport de l’Ordre, la chose est claire. Cibler une ou des races ne ferait rien d’autre que « calmer la population » et irait « à l’encontre des études scientifiques et démographiques réalisées au cours des dernières années ».
Mais l’auteur irlandais d’une étude citée dans son rapport – étudiant en psychologie – adore les rottweilers au point d’avoir fondé le groupe de pression Unmuzzle Ireland. Un conflit d’intérêts qu’il a été forcé de déclarer après coup, questionné par un journaliste du
.Dans son introduction, le jeune homme soutient lui aussi que l’idée d’interdire des races « manque de base scientifique », citant seulement les recherches du lobby.
Deux études publiées avant la sienne – en 2010 et 2013 – et jugées très solides par le D
Pless démontrent pourtant tout le contraire. Soit qu’interdire des races a fait fondre le taux d’hospitalisation pour morsures en Catalogne (- 38 %) et au Manitoba (- 18 %).« C’est mon journal,
, qui les a publiées, mais c’est objectivement un journal hautement respecté et neutre, dans lequel il est beaucoup plus difficile d’être publié que dans des revues d’industrie », souligne le professeur de McGill.Celle du Manitoba couvre plus de deux décennies. « Cette étude, c’est la crème de la crème », estime le D
Pless.Quand les chercheurs ont observé les localités manitobaines une à une, ils ont constaté qu’elles étaient trop petites et les hospitalisations pour morsures, trop rares pour que l’effet de la disparition des pitbulls soit facilement détectable. Mais en prenant un échantillon assez gros – soit toutes les localités ayant interdit les pitbulls –, la chute des hospitalisations se révèle nettement significative, précisent-ils. D’autant plus que le nombre de chiens a dû augmenter au Manitoba en 23 ans, comme ailleurs en Amérique.
À noter : après avoir entendu les experts des deux camps il y a 10 ans, soit avant même la publication des études médicales récentes, les tribunaux ont conclu que la loi ontarienne interdisant les pitbulls n’était pas « arbitraire », puisqu’il existait « une crainte raisonnable de préjudice », ce qui était suffisant.
« Lorsque la santé publique est en cause, le législateur a le loisir choisir l’approche la plus prudente », a écrit la Cour d’appel. Surtout lorsque l’ampleur du risque ou l’efficacité de la loi « sont difficiles ou impossibles à mesurer de façon scientifique ».
Plusieurs vétérinaires s’avouent ébranlés par la controverse et ne savent plus dans quel camp se ranger, révèle leur porte-parole Michel Pépin.
Mais ils redoutent quand même qu’une nouvelle loi les force à euthanasier des chiens sains et rende leur travail difficile, dit le rapport de l’Ordre. Des clients leur demandent déjà de falsifier le dossier de leur animal pour cacher qu’il s’agit d’un pitbull. D’autres veulent faire certifier sa non-dangerosité – quasi impossible à garantir, même si seule une minorité de pitbulls mordront gravement.
Quant aux refuges, ils craignent pour « leur structure et leur santé financière déjà précaires » s’ils enregistrent « une hausse phénoménale du nombre de chiens abandonnés », dit le rapport. Qui insiste beaucoup sur les coûts des mesures à venir.
Le D
Pless espère que le gouvernement n’oubliera pas de vérifier en même temps les coûts chirurgicaux encourus pour sauver le visage, la main – et parfois la vie – des victimes de morsures. « Sans parler des coûts indirects, plaide-t-il. Combien vaut un œil perdu ou un visage déchiré ? Payer pour la prévention, ce n’est rien comparativement à ce qu’on sauve. »