L’éthique derrière la reprise

À une période où la ligne est de plus en plus mince entre la relance de l’activité économique et les bonnes pratiques de santé publique, une reprise du hockey professionnel enverrait un bien drôle de message, disent des spécialistes.

On appelle le Dr Hugues Loemba, épidémiologiste qui travaille à Ottawa, natif du Congo-Brazzaville, et puis bon, on devine que les conversations de son enfance portaient sur autre chose que Toe Blake et Elmer Lach. Mais on lui mentionne que l’article portera sur le hockey et il s’anime.

« J’ai fait mes études de médecine à Kiev, à l’époque de l’URSS, j’ai connu Igor Larionov et Vladislav Tretiak. Quand je suis arrivé au Canada, les gens parlaient de Larionov. Je le connaissais depuis longtemps ! », nous explique le médecin, chercheur et virologue, qui enseigne à l’Université d’Ottawa.

Le Dr Loemba aime le hockey, mais il aime aussi la science. Alors, l’intention de la LNH de rouvrir les centres d’entraînement des équipes, d’ici deux ou trois semaines, le laisse perplexe. « Je trouve ça très curieux, un peu précipité, car on n’a ni vaccin ni traitement préventif », souligne-t-il.

Les frontières : ouvertes ou fermées ?

Au cours des derniers jours, CBC et TSN ont cité l’Agence des services frontaliers du Canada, selon laquelle « si la raison invoquée par un voyageur pour entrer au pays n’est pas considérée comme essentielle en fonction des restrictions actuelles, on ne lui permettra pas d’entrer au Canada ». Cette consigne est en vigueur jusqu’au 21 mai.

Or, certains acteurs du milieu, qui ont parlé sous le couvert de l’anonymat, sont persuadés que la LNH a fait les démarches nécessaires auprès d’Ottawa et de Washington pour que les passages aux douanes ne soient pas problématiques pour les joueurs.

La question a été posée au premier ministre Justin Trudeau dimanche : « Pour les joueurs de hockey qui pourraient revenir de l’Europe, par exemple, et qui n’ont pas le statut de résident permanent, est-ce qu’ils auraient l’occasion de franchir la frontière librement même si la frontière n’est pas rouverte aux voyageurs non essentiels ? »

La réponse du premier ministre : « Je crois qu’il s’agit d’une question que nous devrons étudier. Certainement qu’au minimum, quiconque arrive d’un pays étranger devra suivre les règles de quarantaine de façon extrêmement stricte, mais nous n’en sommes pas encore là dans nos discussions avec la LNH.

« Il est vrai qu’il s’agit d’une possibilité, mais cela dépendra de plusieurs facteurs, et je ne veux pas spéculer sur ce sujet tant que nos discussions ne seront pas plus avancées. »

Il s’agit là d’un point essentiel, puisque la plupart des joueurs sont retournés dans leur pays d’origine. Chez le Canadien, par exemple, le Slovaque Tomas Tatar et le Finlandais Artturi Lehkonen ont regagné l’Europe.

« Les résidents permanents ont le droit de revenir au Canada », rappelle Christopher Collette, avocat au cabinet Campbell Cohen, spécialisé dans l’obtention de visas pour le Canada. MCollette précise toutefois que ceux qui montrent des symptômes de la COVID-19 pourraient se voir refuser l’entrée au Canada par avion.

C’est plutôt pour les joueurs qui détiennent un permis de travail que la situation pourrait être compliquée, car ils doivent démontrer le caractère essentiel de leur déplacement. « Peut-être que le gouvernement décidera que les sports nationaux sont un service essentiel ! », lance MCollette.

Cela dit, il y a une marge entre le règlement sur papier et son application. C’est peut-être là que les joueurs pourront s’en tirer, si le retour devient un enjeu.

« Pour les détenteurs de permis de travail, il y a deux contrôles : à l’embarquement à l’étranger et à l’arrivée au Canada », précise Patrice Brunet, avocat spécialisé en immigration et en droit du sport.

« À l’embarquement, c’est un agent de bord qui exerce son jugement. Je vois difficilement un agent de bord interpréter de manière limitative le caractère essentiel du voyage, si le passager a un permis de travail valide. Ensuite, à l’arrivée au Canada, l’agent d’immigration évalue s’il refuse l’admission pour retourner le voyageur sur le vol de retour en Europe. Si le voyageur a un plan de quarantaine valable, je ne vois pas où est le danger sanitaire, même si le voyageur vient d’un pays à risque. »

N’empêche, le retour au pays de joueurs professionnels créerait une drôle d’image. Il y a quelques semaines, le cas des travailleurs ontariens de la santé qui avaient de la difficulté à traverser la frontière pour donner un coup de main à Detroit faisait la manchette.

« Quand tu regardes cette situation, pour un service essentiel, et qu’on parle de faciliter le passage de joueurs de hockey, je me pose des questions », souligne David Pavot, professeur à l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke et titulaire de la chaire sur l’antidopage dans le sport.

Les tests

Il n’est pas clair si les joueurs retourneraient sur la patinoire dès la réouverture des centres d’entraînement ; une première phase strictement en gymnase, par petits groupes, n’est pas exclue. Qu’importe : tôt ou tard, il faudra bien sauter sur la glace.

« Le hockey est un sport de contacts. Je ne les vois pas jouer à distance, à moins qu’ils fassent seulement des concours d’habiletés ! »

— Le Dr Hugues Loemba, épidémiologiste

« Le problème, ce sont surtout les gouttelettes, rappelle le Dr Earl Brown, professeur émérite de médecine à l’Université d’Ottawa. Dans les chorales, un chanteur porteur du virus peut infecter les autres en une heure. Au hockey, quand tu te fais frapper, tes poumons sont écrasés, donc tu expulses de l’air, comme un chanteur. »

Vendredi, TSN rapportait que Bauer travaillait sur des masques qui seraient faits sur mesure pour protéger les joueurs de hockey. Encore faut-il voir comment ils seraient faits. Ne dit-on pas que le risque zéro n’existe pas ?

Bref, sans solution parfaite, il faudra beaucoup, beaucoup de tests, essentiellement pour tout le monde dans l’édifice, croient nos experts. Ce qui mène à deux problèmes.

D’une part, « 15 % des tests ne détectent pas une personne infectée », estime le professeur Brown.

« Si une personne est testée deux ou trois jours après avoir été exposée, le résultat sera probablement négatif, car il n’y aura pas assez de virus, estime le Dr Loemba. Il faut quatre ou cinq jours pour que le virus produise assez de sécrétions pour être détecté. Entre-temps, une personne porteuse peut tout de même le transmettre. »

D’autre part, ces tests doivent être disponibles. « Nous ne testerons pas des joueurs asymptomatiques si des citoyens asymptomatiques n’ont pas accès aux tests », a assuré Bill Daly, commissaire adjoint de la LNH, à une station de radio d’Edmonton, vendredi.

Or, c’est peut-être ici que la reprise des activités est la plus fragile. Il n’est pas clair si l’achat massif de tests par la LNH entrerait en compétition avec les différents systèmes de santé. « En les administrant elle-même, la LNH n’utiliserait pas le temps du système public », note toutefois le Dr Brown.

« Si on arrive à un point où on a suffisamment de tests, comme en Corée du Sud, où tout le monde y a accès, ça pourrait aller, croit le Dr Loemba. Mais il faudra tester tout le monde qui entre au centre d’entraînement, en tout temps. Si quelqu’un est infecté, il contaminera vite tout le monde. »

On pourrait ajouter à cela le message envoyé à la population, « l’exemplarité que l’on donne », dixit le professeur Pavot.

« Shea Weber enregistre des messages pour dire aux gens de rester chez eux et il va recommencer à jouer ? »

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