Quelque chose clochait

Josée a trois enfants. Sophie, c’est la plus vieille. Il y a trois ans, en voyage familial, elle ne reconnaissait plus son aînée.

Y a de quoi qui marche pas, se disait Josée. Une petite voix lui répétait ça. La petite était colérique, distante.

Y a de quoi qui marche pas, se disait Josée.

Mais quoi ?

Il y avait aussi de quoi qui ne marchait pas avec son beau-père, Gilles, le grand-père de Sophie.

Avec sa petite-fille, Gilles était…

Protecteur ? Non, c’est pas tout à fait ça, s’est dit Sophie : le problème, c’était que Gilles était devenu beaucoup trop protecteur avec Sophie, pendant ce voyage.

Josée a pris son chum à part : Pierre, y a de quoi qui cloche, je reconnais pas Sophie, il se passe de quoi…

Une pensée épouvantable, horrible, a traversé l’esprit de la mère de famille sans qu’elle le dise à son chum, le père de ses trois enfants : Et si Gilles, le grand-père, avait…

Josée a chassé cette pensée de son esprit.

Ben non, voyons, pas Gilles, Grand-Papa Gilles ne ferait jamais ça. Et puis, s’est dit Josée, les agressions d’enfants, ça se passe dans des familles dysfonctionnelles, dans des familles brisées où les enfants sont laissés à eux-mêmes.

C’est pas comme ça, dans notre famille, s’est dit Josée.

Les nerfs en boule, inquiète, Josée a continué à observer sa fille, qui avait alors 10 ans, cet été-là.

* * *

Selon la Fondation Marie-Vincent, spécialisée dans l’accompagnement des enfants agressés sexuellement, 99 % des agressions d’enfants sous ses soins ont été commises par une personne que l’enfant connaît. Les agressions commises par de purs inconnus sont l’exception exceptionnelle.

Et du lot, pour 75 % des enfants suivis à la Fondation, l’agresseur est membre de la famille proche ou élargie. Et 65 % des enfants suivis ont été victimes d’une agression sévère.

Je vous ai parlé il y a quelques mois de la Fondation Marie-Vincent, pour souligner que les listes d’attente pour y soigner l’esprit des enfants agressés peuvent atteindre deux ans (1).

* * *

Un soir, pendant ce voyage, Sophie a fait une crise, encore une. Elle a explosé pour une broutille. Josée l’a entraînée dans sa chambre. Elle a fermé la porte.

Josée était décidée, ce soir-là, à découvrir ce qui chamboulait sa fille depuis des semaines.

Mère et fille se sont allongées, en cuiller, dans la chambre de cette maison de location, en voyage familial.

« Qu’est-ce qui se passe, Sophie ?

— Je peux pas t’en parler, maman.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est un secret. »

Dans la petite pièce de la Fondation Marie-Vincent où j’interviewe Josée et Sophie, par un samedi matin récent, la mère me regarde, sans fléchir, et me dit, en parlant de l’instant où Sophie lui a parlé d’un « secret » : « Je vais me souvenir de ce moment toute ma vie. »

Au moment où la petite a dit « C’est un secret », Josée a compris que la pensée épouvantable qu’elle avait chassée de son esprit à propos de Gilles, son beau-père, le père de l’homme de sa vie, le grand-père de Sophie, était…

Ce qui clochait, justement.

Toujours collée en cuiller avec sa fille, Josée lui a dit :

« Sophie, il y a des secrets que tu peux garder. Mais il y a des secrets que tu dois dire à papa et à maman… »

C’est ainsi, tout doucement, que Josée a pu amener sa fille à tout lui raconter, là, dans cette chambre.

Je demande à Sophie :

« Si ta mère ne t’avait pas poussée à parler, ce soir-là…

— Je n’aurais pas parlé, répond la petite.

— Pourquoi, tu penses ?

— Il me faisait des menaces. Il me disait que si ça se savait, il irait en prison. Et que moi aussi, j’irais en prison. J’étais une enfant de 10 ans. Je ne comprenais pas ce qu’il me faisait. Et je le croyais : si je parlais, on irait tous les deux en prison… »

Après une heure à coller Sophie, à l’écouter, Josée est sortie de la chambre pour aller trouver son chum, Pierre. Elle lui a tout dit. « On a cru Sophie, me dit la mère. On connaît Sophie. On savait qu’elle ne mentait pas. Plus ça avançait, plus elle disait des choses à ce point concrètes qu’elle ne pouvait pas inventer ça… »

Quelques semaines après les confidences de Sophie à sa mère, Gilles a été arrêté, puis accusé d’agression sexuelle.

Le procès doit avoir lieu prochainement.

* * *

Après l’arrestation de Gilles, Josée s’est lancée dans une mission : faire le maximum pour que les blessures invisibles de Sophie soient soignées au mieux. Elle a cogné à toutes les portes : CLSC, hôpital, thérapeute privé, travailleuse sociale…

Avant qu’on ne lui signale l’existence de la Fondation Marie-Vincent : « On m’a dit : c’est la meilleure place… »

Il a fallu 18 mois avant que Sophie ait une place en thérapie. Josée a dit oui, même s’ils habitent une ville de banlieue plutôt lointaine, trois heures, aller-retour, avec la circulation, sans compter les 90 minutes de thérapie.

« J’étais gênée, au début, me dit Sophie, au sujet des séances. Je ne parlais pas beaucoup, c’était une nouvelle place. L’autre psychologue, il me faisait jouer avec des bonhommes Playmobil. Moi, je n’avais pas besoin de jouer aux Playmobil. J’avais besoin de parler… »

Les enfants agressés sont souvent assis sur un réservoir immense de colère et d’émotions violentes, qu’ils ne comprennent pas. Qu’ils ne peuvent pas nommer.

En thérapie à Marie-Vincent sur l’avenue Papineau, Sophie a donc eu l’aide d’une thérapeute pour nommer ses émotions. Pour mettre des mots, aussi, sur ce qu’elle avait vécu.

« Sophie ne gérait aucune émotion », me dit sa mère. À chaque contrariété de la vie, BANG, la petite explosait. La colère remplaçait les mots.

La petite me raconte ces séances :

« La psychologue avait un tableau avec toutes sortes d’émotions, et on en parlait… Au début, je trouvais ça ridicule, nommer mes émotions. Mais ça m’aidait. Elle me faisait faire de la détente, et des exercices de respiration pour quand la colère montait. Ça m’a donné confiance. »

La thérapie a duré six mois. Elle fut capitale.

La Sophie qui est devant moi est une préadolescente d’une intelligence vive, capable de corriger sa mère sur des détails chronologiques de son histoire. La voix de Sophie monte parfois, au moment de reprendre sa mère. Quand on sait ses enjeux de gestion de la colère, on en perçoit un peu les contours, dans cette voix qui est sur le point de s’emporter à propos d’une simple question de date, par exemple.

Josée regarde sa fille, puis me regarde. La mère me raconte comment la famille a serré les rangs, comment toute la famille, tous les cinq, sont passés au travers de cette épreuve sans jamais, dit-elle, « qu’on perde le sourire ». Josée me dit cette joie qu’ils ont d’être tous ensemble, une belle famille, encore unie : « Il n’était pas question que Sophie n’ait pas une belle vie. »

Je regarde Sophie, jeune fille menue et forte, je lui demande :

« Là, comment tu vas ?

— Bien.

— Mieux ?

— Oui. »

Gilles, le grand-père, fait face à deux procès. Quand Sophie l’a dénoncé, une autre femme de l’entourage du suspect est allée à la police pour le dénoncer : elle a raconté avoir été agressée, enfant.

Gilles sera d’abord jugé pour ces allégations. Puis, pour les faits que lui reproche Sophie.

Sophie est entourée d’amour. Pour la famille, la reconstruction est enclenchée, mais encore incomplète. « Tant que le procès ne sera pas chose du passé, me dit Josée, c’est difficile de passer à autre chose. Ça fait trois ans et demi qu’on est là-dedans… »

Je me tourne vers Sophie, qui devra témoigner au procès contre son grand-père. Une épreuve difficile, bien souvent, pour les victimes : raconter – et donc revivre – ce qui s’est passé.

« Ton grand-père n’a pas plaidé coupable…

— Non.

— Tu vas donc devoir témoigner.

— Oui.

— T’es OK avec ça ?

— Ça me dérange pas. Je suis pas gênée de parler de ça. »

* * *

En sortant de l’édifice, le soleil de ce début d’après-midi d’octobre était magnifique. J’ai longtemps repensé à cette phrase de Sophie, Je suis pas gênée de parler de ça, dite avec un aplomb lumineux que je ne suis pas capable de reproduire ici en mots.

Je ne sais pas si Gilles sera condamné. Il est réputé innocent jusqu’à ce que la justice tranche.

Mais je soupçonne que sa petite-fille va témoigner avec une solidité colossale, à la barre.

Note : des détails qui auraient pu permettre d’identifier la jeune victime ont évidemment été modifiés dans cette chronique. La Fondation Marie-Vincent lance ces jours-ci une campagne de sensibilisation à propos des besoins des enfants victimes d’agressions sexuelles, qui a pour thème : Traverser l’inimaginable, retrouver l’espoir.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.