Opinion

Définancer plutôt que réformer

Nous devons définancer la police, pour mettre fin non seulement à la violence policière, mais à la violence même.

Le mouvement de protestation en cours contre la violence anti-Noirs est indéniablement historique. La mairesse et le chef de la police de Montréal y ont réagi en faisant des pieds et des mains pour trouver des moyens inédits de répondre à une question de longue date : comment rendre les forces de l’ordre moins racistes ? Malheureusement, cette question erronée ne peut qu’entraîner des réformes vouées à l’échec, telles que les caméras corporelles, la formation sur les préjugés et le recrutement axé sur la diversité. Entre-temps, le soutien du public va croissant pour une exigence nécessaire porteuse d’un réel changement : le définancement de la police et la réallocation des fonds publics vers des ressources qui favorisent véritablement la sécurité de tous.

Pourquoi définancer plutôt que réformer ? Parce que les réformes ne fonctionnent pas. En effet, la violence policière n’est pas une aberration ou l’œuvre de brebis galeuses.

Dans le système capitaliste, protéger et servir les Blancs et leur propriété requiert la violence. Le rôle de la police est donc précisément de dévaluer, de harceler et de mettre en cage les Noirs et les Autochtones, voire d’interrompre prématurément leur vie.

Le système des peines criminelles ne prévient pas le crime, mais aggrave simplement le mal. Le mythe voulant que la police existe pour protéger les plus vulnérables d’entre nous est réfuté par les centaines de femmes autochtones disparues et assassinées, dont les familles attendent toujours qu’on leur rende justice. Les femmes autochtones constituent par ailleurs l’une des populations dont la croissance s’avère la plus rapide dans le système carcéral fédéral du Canada. Elles représentent ainsi maintenant plus de 40 % des prisonnières fédérales. Dans les centres de détention pour jeunes des Prairies, les filles autochtones représentent plus de 90 % des détenues. Il est par conséquent évident que le système en soi est raciste.

En plus d’être surreprésentées dans les prisons canadiennes, les femmes autochtones et noires sont fréquemment victimes de la violence policière. Le 4 juin dernier, à Edmundston, au Nouveau-Brunswick, alors que les manifestations dénonçant les homicides commis par les forces de l’ordre troublaient le monde, la police a tué Chantel Moore, une Autochtone de 26 ans des Premières Nations des Tla-o-qui-aht, durant un « contrôle de bien-être ». Les familles endeuillées, comme celle de Regis Korchinski-Paquet, une Autochtone-Noire morte aux mains de la police de Toronto en mai, et d’innombrables autres, demandent justice.

Qui plus est, les interventions policières n’ont pas besoin d’être mortelles pour être violentes. Lorsque les lois ciblent les communautés noires et autochtones de manière disproportionnée, elles révèlent la fonction sous-jacente de la police. Par exemple, l’arrestation et l’emprisonnement des Noirs pour possession et distribution de cannabis depuis des décennies montrent comment les lois sont utilisées pour cibler plutôt que pour protéger. Aujourd’hui, après la légalisation, les centres de distribution de cannabis gérés par le gouvernement sont considérés comme un « service essentiel ». Nous continuons pourtant de voir les lois servir à contrôler des personnes qui vaquent à leurs activités quotidiennes, qu’elles encaissent un chèque, traversent une crise de santé mentale ou demeurent chez elles.

Le définancement de l’appareil policier réduirait la violence en interrompant un cycle de terreur et de précarité à la fois nocif et mortel. Cette transition favoriserait l’élaboration de réponses efficaces au mal, qui donneraient véritablement la priorité à la sécurité et la responsabilité de tous.

Nous ne pouvons diminuer la violence dans nos communautés qu’en transformant les conditions qui mènent à la violence. Imaginez une réallocation des 665 millions de dollars que Montréal dépensera cette année pour les forces policières vers des mesures qui permettraient aux gens d’accéder à des logements sûrs, à des salaires suffisants pour vivre, à des soins de santé mentale, à l’éducation et à la sécurité alimentaire. Nombre de programmes et de services vitaux pour les Autochtones et les Noirs existent déjà, mais demeurent sous-financés ou privés de moyens. En redirigeant les fonds prévus pour la police vers ces programmes, nous pourrions répondre aux besoins essentiels de nos communautés et créer plus d’espaces et de ressources permettant aux gens de traiter leurs traumatismes et de s’en remettre d’une manière qui pourrait radicalement changer notre société.

Lorsque nous demandons le définancement de la police, notre objectif est d’investir dans le potentiel qu’ont nos communautés d’être épanouies, dynamiques et vivantes. Mais qui est prêt pour une telle évolution ? En appelant la police, en appuyant les initiatives gouvernementales qui augmentent les services policiers et leurs pouvoirs, et en ressortant les arguments sur le maintien de la loi, les Blancs perpétuent le statu quo. Ce contrat que les Blancs signent chaque jour les avantage et renforce le racisme contre les Noirs et les Autochtones. Il révèle aussi un échec de l’imagination. Depuis des siècles, les Autochtones et les Noirs se tiennent prêts à guider nos communautés vers un point où nous pourrons contempler ce qui existe au-delà de la suprématie blanche. Le vrai changement ne viendra pas facilement, mais l’une des premières mesures peut être prise aujourd’hui, en désinvestissant l’argent des contribuables de la police afin de le réallouer à des ressources vitales pour les communautés noires et autochtones.

*L’auteure enseigne et mène des recherches dans les domaines des théories féministes, décoloniales et allosexuelles noires, de l’abolition des prisons et de la production culturelle de l’Atlantique noir.

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