En Russie, haro sur les « agents de l’étranger »

En ce 30anniversaire de la dissolution de l’Union soviétique, la nouvelle tient du symbole. La semaine dernière, le procureur général de la Fédération de Russie a demandé la « liquidation » de l’ONG Mémorial, consacrée à la défense des droits de la personne et à la mémoire des victimes des répressions soviétiques.

Quelques jours plus tôt, le procureur général de la ville de Moscou accusait la même organisation de justifier les activités de « groupes extrémistes et terroristes ». Les accusés dénoncent « une décision politique » visant à détruire l’organisation la plus respectée de la société civile russe.

Fondée en 1989 avec l’appui du célèbre physicien et dissident Andreï Sakharov, Mémorial cherchait à profiter de la démocratisation de l’Union soviétique pour faire la vérité sur les répressions commises par le régime communiste.

Depuis, l’organisation rassemble des chercheurs et des bénévoles de toute la Russie et à l’étranger. Parmi ses nombreux projets, mentionnons une monumentale base de donnée accessible en ligne, qui permet aux Russes de retrouver le destin d’une grand-mère mystérieusement disparue par une nuit de 1937 ou d’un grand-père envoyé aux camps à son retour de la guerre. Cette liste, constamment enrichie, compte à ce jour plus de 3 millions d’entrées.

De nouvelles contraintes

Que peut-on reprocher à une telle organisation dans la Russie d’aujourd’hui, où règne certes la nostalgie de l’époque soviétique, mais où la condamnation des répressions staliniennes fait l’objet d’un large consensus, y compris au Kremlin ? À bien des égards, le destin de Mémorial est révélateur des formes de contraintes que l’État russe impose désormais aux ONG et aux médias.

Contrairement à ce que l’on observe en Chine, ces contraintes ne reposent pas sur la censure et la persécution systématique, mais sur le discrédit public et l’usage instrumental de la justice.

Le premier tort de Mémorial, du point de vue de l’État, est d’agir comme un « agent de l’étranger ». En vertu d’une loi adoptée en 2012, toute organisation qui mène des activités politiques et qui reçoit un financement de l’extérieur de la Russie est dans l’obligation de s’inscrire au registre des « agents de l’étranger ».

Bien que le terme soit choisi pour évoquer l’espionnage, il n’implique pas une interdiction automatique, mais un lot de contraintes administratives. Les « agents de l’étranger » s’exposent notamment à des amendes s’ils omettent de se déclarer comme tels dans chacune de leurs prises de parole publiques, y compris sur les réseaux sociaux. C’est pour ce genre d’infractions que Mémorial se voit aujourd’hui menacée de dissolution.

Le domaine d’application de la catégorie « agent de l’étranger » se révèle extrêmement élastique : en font partie des ONG de défense des droits de la personne, mais aussi des ONG qui s’occupent d’éducation, de santé ou de charité. Depuis 2017, un registre supplémentaire est créé pour les médias « agents de l’étranger », qui cible d’abord la Voix de l’Amérique et Radio Liberté, mais aussi des médias russes indépendants comme Meduza. La plus récente innovation du ministère de la Justice, annoncée cette année, consiste à étendre la liste aux « personnes naturelles », c’est-à-dire aux individus.

Le deuxième « tort » de Mémorial tient à ses efforts, depuis 2008, pour dénombrer les prisonniers politiques en Russie. Tout récemment, l’organisation en comptait 420, soit à peu près le même nombre qu’aux dernières années de l’Union soviétique. Si l’opposant Alexeï Navalny est certainement le plus célèbre d’entre eux, la plupart sont incarcérés pour des motifs religieux. Ils appartiennent à des groupes que l’État russe juge « terroristes », comme certains groupes islamistes, ou « extrémistes », tels que les Témoins de Jéhovah. En les identifiant comme tels, Mémorial se voit accusée de défendre et de justifier leurs activités.

Pourquoi maintenant ?

La motivation derrière ces mesures est transparente : l’État russe entend assurer sa « souveraineté » contre toute ingérence étrangère qui chercherait à le déstabiliser, comme il en voit la démonstration dans les soulèvements qu’ont connus l’Ukraine et la Biélorussie au cours des dernières années.

Leur application concrète, cela dit, laisse songeur. Bien loin de la représentation orwellienne d’un totalitarisme omniscient et omnipotent, la lutte contre l’extrémisme et les « agents de l’étranger » ne semble obéir à aucune logique apparente, si ce n’est le zèle et les rivalités des différentes institutions policières et judiciaires. Pourquoi, en effet, Mémorial se voit-elle menacée de dissolution aujourd’hui, alors que les torts qu’on lui reproche remontent à des années ? Pourquoi l’organisation risque-t-elle de connaître le même destin que la Fondation de lutte contre la corruption de Navalny, alors que Mémorial ne prend pas position sur la scène politique ? Pourquoi Mémorial est-elle inquiétée pour son travail de commémoration des crimes soviétiques alors que le journal Novaia Gazeta, dont le rédacteur en chef vient de recevoir le prix Nobel de la paix, peut critiquer ouvertement le régime russe actuel ? Et surtout, Mémorial sera-t-elle ou non « liquidée » ?

En 2015, pour rappel, la Cour suprême avait déjà refusé de dissoudre l’organisation, infirmant une requête du ministère de la Justice. Comme quoi la politique russe, au moment même où elle se fait de plus en plus contraignante, demeure marquée par la complexité de ses luttes internes.

Plus près de nous

En plus du registre des « agents de l’étranger », qui sont pour la plupart établis en Russie, le ministère de la Justice a mis en place une liste d’organisations étrangères dont l’activité est jugée « indésirable » sur le territoire de la Russie. La plupart d’entre elles sont américaines, comme l’Open Society Foundation de George Soros ou l’Église de scientologie. Une seule est enregistrée au Canada : le Congrès mondial ukrainien.

Pour aller plus loin

Guillaume Sauvé suggère les ouvrages et sites web suivants :

• Le site de Mémorial France

• Le site du musée virtuel du Goulag, préparé par le Centre Mémorial de Saint-Pétersbourg (en russe, en anglais et en allemand)

• Françoise Daucé, Une paradoxale oppression. Le pouvoir et les associations en Russie, Paris, CNRS Éditions, 2013

• Irina Flige, Sandornokh. Le livre noir d’un lieu de mémoire, Paris, Belles lettres, 2021. Écrit par une collaboratrice de Mémorial, l’ouvrage retrace la découverte d’un charnier stalinien en Carélie.

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