Opinion

Le féminisme au temps du coronavirus

Bientôt 10 jours de distanciation sociale doublée d’un isolement à la maison, je me demande ce que ça change, pour moi, en tant qu’écrivaine féministe. Suivant ma lecture quotidienne des journaux, j’ai l’impression que, peut-être, la haine antiféministe est en distanciation sociale elle aussi !

La hargne de certaines plumes qui habituellement s’en prennent allègrement aux féministes dans l’espace public (contrairement à la haine des femmes dans l’espace privé qui, comme l’indiquent les statistiques en matière de violence conjugale, est en augmentation). En temps de virus, on dirait que les féministes ne comptent plus. Exit les violences à notre endroit, la déformation de nos propos, les accusations. Nous avons soudainement cessé d’être une menace pour la santé de cette société.

Je me dis que si on représentait vraiment un danger, si on était vraiment coupables des « crimes » dont on nous accuse, on trouverait le moyen, d’une façon ou d’une autre, de faire le lien entre le virus et nous. Mais c’est peine perdue – ce serait mal venu de cracher dans la soupe. Car qui se trouve sur les premières lignes de gestion de ce virus, sinon un nombre incroyable de femmes ? Celles qui, de tout temps, procurent la majorité des soins dans notre société. Celles qui, de tout temps, sont chargées du care collectif.

Je ne pointe pas, ici, cet état de fait pour en faire une gloire, mais pour en énoncer la vérité. Les femmes sont au front, et si elles ne sont pas les seules, je voudrais qu’on n’oublie pas qu’encore aujourd’hui, elles constituent la majorité des personnes à qui incombe la tâche de soigner, dans notre société. Et si on parvient à sortir de cette crise sans être tous et toutes tombés comme des mouches, ce sera aussi (voire surtout) grâce à elles.

Un rêve

Je rêve depuis longtemps d’une grève générale des humaines. J’aime imaginer ce que ça donnerait si, un matin, aucune femme ne faisait ce qu’elle est chargée de faire chaque jour de sa vie. Entre le moment où elle sort le pied du lit et celui où elle s’allonge pour dormir. Pas de tâches domestiques, pas de tâches conjugales et parentales, pas de tâches émotionnelles, pas de travail en présence ou à distance. Rien. On ne ferait rien. On se casserait, pour le dire avec Virginie Despentes au lendemain de la cérémonie des Césars, après la sortie d’un certain nombre d’actrices et de réalisatrices à l’annonce du prix donné à Roman Polanski.

Si j’étais paranoïaque, conspirationniste, je dirais que ce virus est une invention humaine pour remettre les femmes à leur place. Que quelqu’un a eu la brillante idée, au moment où le féminisme vivait un des moments importants de ses nombreuses vies, de contaminer les humains, question de nous renvoyer aux soins. Pour nous empêcher, justement, de nous casser. Parce que le plus souvent, on a été élevées comme ça (et c’est une grande qualité, qui vaudrait la peine d’être partagée par tous !) : l’autre humain compte plus que notre propre liberté.

Quand j’entends des gens minimiser ce virus, ou voir les décès de personnes âgées comme un phénomène inévitable, une sorte de sélection naturelle, je sens monter en moi une grande colère. C’est impossible, pour moi, d’accepter qu’on pourrait glisser sur cette pente, abandonner la lutte, laisser aller le virus, regarder mourir des humains. Je préfère qu’on se sacrifie, de toutes les manières possibles et sans qu’on puisse vraiment en mesurer les conséquences (économiques, politiques, personnelles), plutôt que d’accepter de laisser mourir des gens.

Le virus me renvoie à cette qualité « féminine » de la compassion ultime.

Oui, prendre soin est une charge, une lourdeur, un certain type d’enfermement (dont peut-être plusieurs hommes, en ce moment même, font l’expérience pour une rare fois dans leur vie), mais c’est une charge que je choisis d’accepter au lieu de tourner le dos sur les souffrants.

Je me dis que c’est partie remise : un jour, je l’aurai ma grève des femmes. Un jour, nous sortirons de nos maisons, des écoles et des universités, des entreprises et des hôpitaux, nous sortirons des salles des médias, des banques et des parlements pour manifester ensemble contre les inégalités dont nous faisons les frais. Oui, un jour, je veux y croire, nous la ferons, cette grève-là.

Mais en attendant, devant la COVID-19, je choisis de rester. Je choisis de ne pas me casser. Je reste. Je soigne. Je m’occupe de la vie.

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