Vols, contrefaçon, hausses de prix, transports incertains : avec la crise actuelle, l’importation de matériel médical chinois est devenue incroyablement complexe et fort risquée.
Pour mettre la main sur les masques destinés aux « anges gardiens » québécois, il faut coordonner avec minutie les mouvements de gardiens de sécurité, de chauffeurs de camion, de pilotes d’avion et d’inspecteurs gouvernementaux. Et bien sûr, il faut payer rubis sur l’ongle, dans un contexte de surenchère.
Un pas de travers dans ce grand ballet, et le chargement peut être volé, perdu, vendu à un autre acheteur ou frappé d’une pénalité financière salée. Un moment d’inattention, et l’acheteur peut se faire refiler de faux masques qui ne protégeront pas adéquatement les soignants.
« C’est la guerre. La situation change rapidement, non seulement à cause des transports, mais aussi [à cause] des entremetteurs en Chine qui vendent des faux », a récemment raconté dans un courriel à La Presse Michel Picard, Québécois établi depuis 13 ans en Chine, où il travaille dans l’exportation.
« On fait un travail énorme ici pour trier le vrai du faux, et ce n’est pas facile. »
— Michel Picard, dans un courriel
« En travaillant bien, c’est possible d’avoir du succès. Mais pour ceux qui s’improvisent importateurs, bonne chance ! », renchérit François Carignan, président de l’entreprise montréalaise Purkinje.
Pas de gardiens, pas d’assurance
M. Carignan a travaillé pour l’Agence canadienne de développement international en Asie avant de se lancer en affaires. Son entreprise est solidement implantée en Chine, où il distribue justement du matériel médical et des logiciels aux hôpitaux locaux. Il a enseigné 12 ans à l’UQAM la gestion des différences culturelles en affaires et la logistique du commerce international. Il n’a jamais exporté de matériel vers le Québec, mais connaît très bien le marché chinois et gère des employés sur place.
Il souligne que ceux qui réussissent à mettre la main sur un plein conteneur de masques chinois en cette période de pénurie mondiale doivent embaucher des gardiens pour protéger leur chargement des prédateurs. Sans quoi les entreprises d’assurances refusent d’assurer la cargaison.
« Il faut penser à la sécurité entre l’usine et l’aéroport. Des conteneurs disparaissent. Des gens arrêtent un camion, font sortir le chauffeur et partent avec. »
— François Carignan, de l’entreprise Purkinje
Le rapatriement des cargaisons est par ailleurs ralenti par les nouveaux contrôles imposés en Chine depuis le début du mois.
Les autorités chinoises ont été échaudées par les histoires de fournisseurs chinois qui ont vendu des masques défectueux ou de contrefaçon à des pays étrangers. Elles exigent désormais que les chargements restent en attente 48 heures à l’aéroport avant de partir, afin de donner le temps aux inspecteurs gouvernementaux de détecter les envois non conformes. « Ils ne veulent pas une mauvaise réputation dans le monde », affirme François Carignan.
Un deuxième transporteur
Après le délai de 48 heures, l’exportateur doit avoir un avion prêt à partir immédiatement. « Il faut que ton avion soit là le lendemain matin, et tu ne peux pas le manquer, sinon il y a une grosse pénalité à payer. C’est toute une logistique », explique l’expert.
Pour s’assurer que la cargaison décolle au bon moment, les entreprises bien organisées réservent souvent un deuxième transporteur aérien prêt à prendre la relève si le transporteur initial fait défaut, ajoute-t-il. C’est que le prix du transport par avion-cargo a explosé. Les transporteurs sont énormément sollicités, et certains peuvent laisser tomber un client parce qu’ils ont eu une offre plus payante ailleurs.
Autre prérequis : s’engager pour un contrat à moyen terme et verser un bon dépôt au fabricant chinois.
« Le gouvernement chinois accorde des quotas aux fabricants selon leur planification de production. C’est géré de façon très, très serrée. Si tu arrives pour une seule commande, ils vont te dire d’oublier ça. »
— François Carignan, entrepreneur
Pour les produits les plus demandés, les nouveaux acheteurs doivent par ailleurs prouver qu’ils ont l’assentiment de leur gouvernement.
« Ils ont changé les règles parce que beaucoup de monde exportait du stock qui n’allait peut-être pas aux bonnes places. Pour les masques N95, par exemple, ça prend une preuve qu’ils vont aller à un gouvernement », explique Charles Truong, gestionnaire chez PixMob, entreprise montréalaise qui vient d’obtenir le feu vert pour faire venir au Québec un chargement de 1 million de masques chirurgicaux et de visières.
Selon nos informations, Québec a fourni la documentation nécessaire à certains importateurs qui s’activent sur le terrain. Mais le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) préfère ne pas dévoiler leur nombre, les quantités qu’ils doivent acquérir et les prix négociés.
« L’approvisionnement en équipement de protection étant un dossier très stratégique actuellement, nous préférons ne pas donner de détails supplémentaires à ce moment-ci. Pour des raisons de sécurité, le MSSS ne commentera pas les stratégies d’approvisionnement d’EPI [équipement de protection individuelle] », a expliqué la porte-parole Marie-Hélène Émond.
L’importance des contacts personnels
Outre une logistique sans faille, les contacts personnels avec les fournisseurs chinois sont cruciaux en ce moment.
« La relation personnelle dans un groupe de gens d’affaires est très importante en Chine – plus importante que l’argent. C’est pour ça que tu manges toujours au restaurant avec tes clients. C’est beaucoup d’investissement. Mais ensuite, le client ne voudra jamais perdre la face ou le respect de son ami », affirme François Carignan.
Le consultant Eddie Goldenberg est du même avis. « Au Canada, tu n’as pas besoin d’établir des relations. Tu veux quelque chose, l’autre gars le vend, tu l’achètes, c’est tout. En Chine, c’est différent. Ils disent qu’il faut d’abord établir des relations, ensuite faire des affaires. On ne commence pas avec les affaires. Ça fait partie de la culture », explique M. Goldenberg, qui a travaillé comme chef de cabinet pour l’ancien premier ministre Jean Chrétien et offre aujourd’hui ses conseils sur le marché chinois.
« C’est devenu le far west »
Même avec de bons contacts, personne n’est à l’abri des mauvaises surprises.
L’entrepreneur Michel Filion, de Saint-Romuald, peut en témoigner. Il était parvenu à passer une commande de plusieurs centaines de milliers de masques auprès d’un fournisseur chinois grâce aux contacts qu’il entretient là-bas depuis 20 ans, comme importateur de pièces industrielles. Mais tout s’est évaporé en quelques heures, le 3 avril.
« Nous avions bon espoir d’obtenir 3 millions de masques au cours des prochaines semaines, mais aujourd’hui, il n’y a plus de transactions qui tiennent, c’est devenu le far west. »
— Michel Filion
Au moment de prendre la commande, le fournisseur lui a indiqué que les 500 000 premiers masques étaient prêts, mais que de nombreux autres clients voulaient ardemment se les approprier.
Le fournisseur a donc rendu la commande disponible à l’enchère, ce qui a fait exploser les prix. « Nous avons choisi de ne pas embarquer dans ce jeu-là », explique M. Filion.
Lorsque La Presse l’a joint, il prévoyait tout de même recevoir 350 000 masques d’ici deux semaines d’une précédente commande.
Les fabricants chinois sont là pour de bon
Maintes solutions sont en chantier pour réduire la dépendance du Québec et du Canada au matériel médical produit en Chine. À Blainville, Bauer fabrique des visières de protection. À Saint-Jean-sur-Richelieu, CCM planche sur un prototype de masque qui pourrait être encore plus performant que le fameux N95.
Le gouvernement du Canada a accordé un contrat à l’entreprise Medicom, de Pointe-Claire, pour fabriquer des masques N95.
Mais aux yeux de Benoit Larose, vice-président de Medtech Canada, l’association des entreprises en technologie médicale, il est évident que les liens avec la Chine demeureront au cœur de notre approvisionnement, malgré les difficultés actuelles.
La plupart des grands fournisseurs du réseau de la santé québécois, comme Cardinal, PriMed, Stevens, Medline, Halyard, Bio Nuclear et 3M, pourraient difficilement se passer de la production asiatique. Ces entreprises ont formé un « comité tactique des équipements en protection individuelle » avec des représentants du réseau de la santé pour assurer l’approvisionnement pendant la pandémie.
« Les masques, on veut que ça coûte le moins cher possible. On demande du low cost, et les fabricants sont à low cost. Je vois difficilement comment une usine installée ici pourrait remporter un appel d’offres du gouvernement du Québec en temps normal », observe-t-il.