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Est-ce qu’une intoxication extrême peut excuser un crime violent ?

Une décision de la Cour suprême rendue le 13 mai fait en sorte qu’un accusé peut être acquitté d’un crime s’il démontre qu’à ce moment, il était tellement intoxiqué qu’il n’était plus conscient de ses actes. Une excuse facile pour échapper à la justice ? Pas si vite.

« Le viol devient légal si vous vous intoxiquez », écrit une adolescente avec une mine inquiète. « Je suppose que je serai trop intoxiquée le jour où je me vengerai contre un salaud qui décide de toucher ma fille », publie une mère de famille. D’un bout à l’autre du pays, des internautes dénoncent le fait qu’une personne qui s’intoxique au point de ne plus savoir ce qu’elle fait peut désormais être acquittée d’un crime violent. C’est le cas ?

En effet. Mais comme dans bien des choses, il faut lire les petits caractères. Et dans ce cas-ci, on parle des 121 924 caractères (espaces compris) de la décision unanime de la Cour suprême du Canada publiée le 13 mai.

Que dit cette décision ? Essentiellement, que le fait d’empêcher un accusé d’invoquer « l’automatisme » comme moyen de défense lorsqu’il est accusé de crimes contre la personne est contraire à la Charte canadienne des droits et libertés.

Qu’est-ce que « l’automatisme » ?

La Cour suprême écrit : « Il y a automatisme lorsqu’une personne soutient qu’elle était intoxiquée ou que ses facultés étaient affaiblies à un point tel qu’elle a complètement perdu la maîtrise de ses actes. »

On parle alors d’une « intoxication extrême ». Une intoxication telle qu’elle cause une amnésie chez une personne qui n’avait pas l’intention de commettre un crime. L’automatisme doit être évalué et documenté par des rapports d’expertise en psychiatrie et en toxicologie. « On ne parle pas d’une simple intoxication à l’alcool », dit l’avocate Marie-Pier Boulet, présidente de l’Association québécoise des avocats et avocates de la défense (AQAAD).

« C’est très difficile à prouver », ajoute Anne-Marie Boisvert, professeure à la faculté de droit de l’Université de Montréal. Par exemple, il est très peu probable qu’une « intoxication extrême » à l’alcool ou au cannabis puisse excuser un crime violent comme un homicide ou une agression sexuelle. « Quand on prend de l’alcool au point de ne plus être du tout conscient de ses actes, on s’endort », rappelle-t-elle.

Trois causes ont été examinées par la Cour suprême. Dans la première, un Ontarien qui avait surconsommé des médicaments a attaqué sa mère avec un couteau. Dans la deuxième, un autre Ontarien qui a consommé des « champignons magiques » a tué son père avec un couteau et gravement blessé une autre personne. Dans la troisième, un Albertain qui avait consommé alcool et « champignons magiques » est entré par effraction dans une maison, où il a violemment attaqué une femme qui s’y trouvait. Les trois hommes, qui ont déposé des preuves lors de leur procès selon lesquelles ils avaient agi d’une façon « involontaire », ont voulu plaider « l’automatisme » comme moyen de défense, mais en ont été empêchés.

Pourquoi les accusés n’ont pas pu tenter de se défendre en invoquant l’automatisme ?

Il est possible d’invoquer l’automatisme dans le cas de crimes qui causent des dommages matériels. Cependant, depuis 1995, l’article 33.1 du Code criminel empêche les accusés de se prévaloir de l’automatisme comme moyen de défense à l’égard de « crimes impliquant des voies de fait » ou « une atteinte à l’intégrité physique d’une autre personne ».

Sauf que cet article viole la Charte « d’une manière qui ne peut se justifier dans le cadre d’une société libre et démocratique », indique le juge Nicholas Kasirer, au nom de ses collègues. Si l’État veut tenir responsables les personnes extrêmement intoxiquées qui commettent des crimes violents, il doit réécrire sa loi.

En attendant, en vertu de ce jugement, une personne accusée de crimes contre la personne peut maintenant invoquer « l’automatisme » ou « l’intoxication extrême » comme moyen de défense.

Faut-il s’attendre à une vague d’acquittements d’accusés qui vont vouloir mettre leurs crimes sur le compte de l’intoxication ?

Pas du tout, croient les deux expertes interrogées. Invoquer l’automatisme ne signifie pas que cette défense sera retenue. « C’est sûr que cette décision émeut les gens, mais on ne vient pas d’ouvrir les vannes », assure Mme Boisvert.

Faire la démonstration de l’automatisme n’est pas une mince affaire. « Ça fait 25 ans que l’article 33 existe, et ça a pris tout ce temps pour avoir un dossier pour attaquer la disposition », observe Mme Boisvert. « C’est hyper rare », martèle MBoulet. « Même si les gens peuvent dire qu’ils avaient beaucoup bu ou consommé de la drogue, ils ne seront pas nécessairement dans un état d’automatisme. C’est un fardeau de la preuve important qui appartient toujours à l’accusé. »

Est-ce que la législation restera telle quelle ?

Non. Le ministre canadien de la Justice, David Lametti, a déjà annoncé qu’il allait corriger cette faille du Code criminel. La décision de la Cour suprême traite de « cas vraiment extrêmes et vraiment rares », a insisté M. Lametti. La Cour suggère d’ailleurs des modifications qui seraient conformes au droit pénal, notamment pour punir les personnes qui choisissent de s’intoxiquer volontairement. « Une personne qui se trouve dans un état d’automatisme ne peut pas être responsable d’un crime au même niveau qu’une personne qui a commis ce crime sans être intoxiquée, illustre MBoulet. Il faut prévoir des niveaux de responsabilité et des peines appropriées. »

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