Ghislaine Maxwell, Jean-Luc Brunel

Dans l’ombre du vice

L’affaire Epstein n’en finit pas d’éclabousser de nouveaux suspects. jusqu’en France, où le nom du célèbre agent de mannequins revient toujours.

Il est l’ami français. Plus qu’un invité, un habitué de la table d’Epstein… et du reste. Jean-Luc Brunel est soupçonné d’avoir pourvu le milliardaire américain en adolescentes. Mais il pourrait avoir été davantage qu’un rabatteur. Une enquête a été ouverte par le parquet de Paris après des plaintes pour harcèlement sexuel. Retour sur le parcours d’un flambeur à la réputation très sulfureuse.

Ce jour d’automne 2019, les journaux l’annoncent en fuite au Brésil, mais Jean-Luc Brunel est à Paris. Il s’extirpe d’un van noir ; il a rendez-vous près du métro Vavin avec une journaliste et un éditeur. Il nourrit un projet : un livre pour se défendre contre la calomnie, le torrent de boue médiatique qui se déverse sur lui depuis l’arrestation et le suicide de Jeffrey Epstein. Il veut raconter son histoire, se dédouaner, clamer son innocence.

« Stressé, paranoïaque, seul », selon ses interlocuteurs, il se justifie auprès d’eux. Oui, « John-look », son pseudonyme sur WhatsApp, a rencontré plusieurs fois cet Epstein sans en être un intime ; non, il n’a rien commis de répréhensible… La conversation dérive sur une note dénichée par les policiers dans la résidence du milliardaire, à Palm Beach, au cours d’une perquisition en 2005. Un message de Brunel à Epstein, transcrit par un employé de maison : « Il a une prof pour vous apprendre à parler russe. Elle a 2 fois 8, pas blonde, les leçons sont gratuites et vous pouvez avoir la première aujourd’hui si vous appelez. » 

À en croire Brunel, il ne s’agit pas de la mise à disposition d’une fille de 16 ans, grave erreur d’interprétation ; il explique qu’il voulait signifier 8 au carré, la professeure en question aurait donc eu 64 ans… Des dénégations alambiquées, guère crédibles.

Le projet de livre plaidoyer abandonné, Brunel et son avocate ont songé, un temps, à mandater une experte de la communication de crise, mais elle a refusé le contrat. Depuis, rien ne bouge. Aperçu pour la dernière fois en public lors d’une « fête blanche » au Paris Country Club de Rueil-Malmaison le 5 juillet 2019, veille de la mise sous les verrous d’Epstein aux États-Unis, Brunel vivrait dans l’Ouest parisien et se rendrait de temps en temps en Bretagne, sans se cacher. Pourtant, son numéro de téléphone commence par les chiffres de l’indicatif portugais. 

« Jean-Luc est un ami, je le connais depuis cinquante ans. Je n’ai jamais entendu une fille se plaindre de lui, le défend Martine Diacenco, ancienne bookeuse. C’est un type adorable, issu d’une bonne famille. Son père possédait des terres en Auvergne. Epstein ? Il en parlait peu, disait que ce n’était pas intéressant. »

Brunel, un nom familier du milieu de la mode, un patronyme sulfureux des années 1980. Paris est alors le centre du beau monde, l’ère des « supermodels » s’ouvre. Photographes, acteurs, couturiers, producteurs, jeunes gens sans le sou mais avec du style et, bien sûr, créatures magnifiques se mélangent des nuits durant aux Bains Douches. « Jean-Luc débarquait avec ses copains, ils étaient entourés de filles, se remémore un témoin qui assure n’avoir vu aucune scène trouble. Lui avait 40 ou 45 ans, la cocaïne circulait beaucoup. On faisait la fête, on draguait leurs copines. »

Brunel roule en voiture de luxe et habite un grand appartement sur l’avenue Hoche, non loin de l’agence de mannequins Karin Models, qu’il a rachetée. Il est associé à la respectée Eileen Ford, patronne de l’agence du même nom aux États-Unis, chaperonne réputée attentive au bien-être de « ses filles ».

Petit, charmeur, élégant, Brunel a débuté dans la vie par des boulots loin du glamour : la restauration et le tourisme. Dénicher des jolies filles, le job lui tombe dessus par hasard. Divorcé, remarié avec le mannequin suédois Helen Hogberg, il rencontre un soir Claude François. Ils discutent. Le chanteur possède l’agence Girl’s Models qui ne décolle pas. « Ce Jean-Luc Brunel est formidable, il va devenir notre recruteur », prévient-il. Brunel crapahute à l’étranger pour dénicher les bons mannequins. Il excelle. « Il avait un œil, un sens de l’esthétisme », énonce Martine Diacenco.

Ces années-là, le business bascule. L’agence Elite, créée par l’Américain John Casablancas, grignote les parts d’un marché jusque-là tenu par des patronnes puissantes. Les tarifs s’envolent, tous les coups sont permis pour signer une fille… Brunel organise des soirées mondaines, quitte Girl’s, gère un bar-restaurant à Ibiza, puis reparaît en France, sans Helen, qui l’a quitté en 1979. Il se remet à l’ouvrage. Il fraie parmi d’autres conquérants, comme Gérald Marie ou Claude Haddad.

Des bruits circulent, autant que la drogue, Brunel se comporterait mal… Et tombe le couperet. Ces hommes mûrs, chasseurs d’adolescentes, sont mis en cause dans un documentaire accablant intitulé « American Girls in Paris », diffusé sur CBS à l’hiver 1988. Des femmes, souvent mineures à l’époque des faits, dénoncent le harcèlement sexuel de recruteurs libidineux et défoncés, le chantage au travail en cas de refus… Jean-Luc Brunel, qui a refusé d’être interviewé, apparaît tout de même à l’écran, bien coiffé, gendre idéal. Courtney Soerensen évoque « un marché aux bestiaux où vous êtes emmenée pour terminer au lit avec des amis de Brunel ». Elle précise : « Si vous ne vous rendiez pas à ces dîners, vous deviez lui payer une amende. » Accusation que le mannequin réitérera en août 2019 dans le « Guardian ».

Voix trafiquée et visage camouflé, une autre raconte qu’elle a eu un black-out après avoir bu un verre chez Brunel et qu’elle se serait réveillée dans son lit, hagarde. « J’ai été violée, j’en suis sûre », dit-elle. D’autres auraient subi les mêmes sévices. Aucune ne porte plainte. Eileen Ford jure n’avoir rien su : malin, Brunel chouchoutait les mannequins de son écurie. Elle le confronte à ses accusatrices, il nie, mais elle rompt leur lien commercial.

Deux jours avant cette déflagration médiatique, Jean-Luc Brunel s’est marié avec la top model Roberta Chirko, à Lake Geneva, dans le Wisconsin. Roberta réside aujourd’hui à Nashville, pittoresque bourgade de 800 âmes dans l’Indiana. Elle tient une galerie d’art. « Ma famille s’est inquiétée après ce reportage. Jean-Luc nous a rassurés. Un tissu de mensonges, d’après lui. Je l’ai cru. » Roberta est tombée amoureuse de Brunel à l’âge de 17 ans, en 1984. Elle décrit un être attentionné, doux, qui l’enjoint à maigrir ; il parle anglais, espagnol, portugais, pratique la peinture abstraite. « L’argent coulait à flots. Nous voyagions sans cesse en Amérique du Sud. Je me souviens de super soirées avec Yannick Noah, Oliviero Toscani… » Roberta Chirko s’exprime avec tendresse. Avec ses grands yeux naïfs, elle semble honnête. « Notre mariage prenait une tournure étrange, se souvient-elle. Les week-ends, il dormait tout le temps. Je devais travailler sans cesse, sans manger ni boire. Je ne pesais que 47 kilos. Nous avons rompu quand, à la mort de ma mère, il a voulu que je reprenne le boulot dès le lendemain. J’ai refusé. Nous avons divorcé en 1994, il n’a posé aucun problème. »

L’affaire Epstein ? « J’ai été surprise de voir son nom mêlé à cette histoire, avance-t-elle, mais je crois les accusatrices, cela me rend triste de ne pas avoir su à l’époque. Je ne regrette pas ces années folles. »

Jean-Luc Brunel cherche à s’implanter aux États-Unis. Il investit avec son frère Arnaud dans l’agence Next Models, lance Karin Models à Miami et, en 1995, loue un appartement dans la Trump Tower à Manhattan. Il croise à New York une certaine Ghislaine Maxwell, socialite et fille du magnat Robert Maxwell, qui lui présente un ami financier richissime, Jeffrey Epstein. « Une alliance idyllique, si l’on peut dire, voit le jour, analyse l’avocat de plusieurs victimes d’Epstein, Bradley Edwards, dans son livre « Relentless Pursuit ». Epstein a accepté de financer sa nouvelle agence, nommée MC2, et lui continuait à faire ce qu’il savait faire de mieux : trouver des filles. »

Le livre de l’avocat résume son combat judiciaire acharné face au milliardaire pervers, mais il est inexact au moins sur un point : contrairement à ce qu’il indique, Jean-Luc Brunel n’a pas été interdit d’exercer ses talents de scout après la diffusion d’un second documentaire explosif par la BBC, en 1999. C’est Gérald Marie, le patron d’Elite Europe, qui était visé et accusé de pratiques illicites. Edwards relate, entre autres, les souvenirs amers de Seloh, 18 ans, coincée plusieurs nuits dans les années 2000 sur le domaine paradisiaque d’Epstein aux Caraïbes, où on la pousse dans son lit, forcée à des rapports avec lui. « Le lendemain de la première nuit, nous avons joué au volley-ball sur la plage avec Jean-Luc. Ghislaine a crié pour appeler une autre fille, Nathalie, afin qu’elle la suive auprès de Jeffrey. » Ce soir-là, c’est dans les draps de Seloh que se glisse Epstein. Il la pénètre alors qu’elle est endormie. Elle remarque la proximité de Brunel avec Ghislaine Maxwell. Ils se taquinent, il la bouscule sur une chaise, lui donne une accolade joyeuse. Ils rigolent, insouciants en apparence. L’aisance du trio, au long de ces dix ans, donne le vertige. Maxwell, Epstein et Brunel se déplacent en jet privé : Sao Paulo, Prague, Paris, New York… Intouchables.

Le vernis craquelle en 2005. La police de Palm Beach se met à fouiner sur ce mystérieux résident après que les parents d’une adolescente de 14 ans se sont plaints : l’homme a offert de l’argent à leur fille en échange d’un massage, avant de l’agresser sexuellement. Et tout se délite, lentement. Les millions distribués par Epstein à ses avocats retardent ou bloquent les procédures. Ils négocient un « plaider-coupable » pour sollicitation d’une prostituée mineure. Privilégié, Epstein purge sa peine aménagée : treize mois derrière des barreaux en or, d’où il peut sortir, voyager et travailler ! Qui lui rend visite à 67 reprises, en 2008, à la prison de Palm Beach County ? Jean-Luc Brunel. C’est le moins que puisse faire le Français envers ce « bienfaiteur » qui lui a alloué une ligne de crédit de 1 million de dollars pour ouvrir MC2 à Miami.

Libre, Epstein ne cesse pas ses perverses activités ; il les organise mieux. Les avocats de la partie adverse traquent des témoins clés, des complices potentiels, d’anciens employés. Ils rôdent du côté de Brunel, prévoient de le questionner juste après Epstein qui a fait mine de ne pas le connaître. Il n’aurait d’autre choix que d’enfoncer l’Américain tant les avocats ont accumulé d’indices contre lui. « La veille de sa déposition, en 2010, son défenseur, payé par Epstein, m’a laissé un message expliquant que Jean-Luc devait filer en France pour une urgence et qu’il n’avait aucune intention de revenir aux États-Unis », écrit Bradley Edwards. Bye-bye Brunel ! 

Cette dérobade trahit une vérité : Jeffrey Epstein est vulnérable. Vient le tour de parole de Maritza Vasquez, l’ex-comptable de l’agence MC2. Elle charge son patron, « cocaïnomane doté d’un appétit insatiable pour les jeunes filles ». Selon ses mots, Brunel emmenait des adolescentes quand il passait voir Epstein chez lui, et s’arrangeait pour que des nymphettes soient présentes partout où l’homme d’affaires se déplaçait : « L’unique raison de l’investissement d’Epstein était la possibilité d’accéder aux filles. »

Guère inquiet, Brunel continue son métier. On l’aperçoit vêtu de chemises bariolées, recrutant des aspirantes top models au Brésil, au Sénégal. Le 25 février 2015, changement d’attitude. Son avocat américain contacte le conseil de plusieurs victimes d’Epstein. Brunel veut collaborer ; il dispose de photographies compromettantes… Les deux hommes seraient en froid : Brunel estimant qu’Epstein dégrade sa réputation, il souhaite l’assigner en justice. Bizarre ! Serait-ce une manœuvre d’Epstein, qui envoie son copain récolter des informations sur le dossier qui l’incrimine ?

Le 2 mai 2016, Brunel arrive dans les locaux de la firme Boies Schiller Flexner, à New York. Pendant deux heures, il dénonce Maxwell et Epstein, se prétend victime : il avait besoin d’argent, Jeffrey l’a sauvé de la faillite. Oui, il connaît l’identité de plusieurs filles maltraitées et peut démasquer leurs bourreaux de fin de soirée. Il lâche un seul nom : Harvey Weinstein.

Un an avant le scandale qui allait provoquer la chute du grand producteur, Brunel évoque un massage qui aurait « dérapé » au domicile d’Epstein, à Paris. Weinstein aurait sauté sur la « masseuse » qui l’aurait repoussé. Epstein serait alors intervenu pour jeter dehors l’assaillant. Parfois nerveux mais poli, Brunel raconte le mode opératoire de son associé, et précise que la prison ne l’a pas changé : le « partage » des filles avec d’autres mâles, la gratification du maître à tout moment, la garde rapprochée soumise… Les doutes se dispersent, les avocats imaginent après cela que Brunel va les aider et déposer sous serment auprès du procureur. Demain, promis. Il ne viendra jamais. Il se volatilise.

« Je pense qu’Epstein a eu vent de nos négociations et l’a convaincu, sans doute moyennant un chèque, de se retirer. C’est ce qu’il cherchait », décrypte David Boies, avocat de Virginia Roberts Giuffre qui accuse Brunel de rapports sexuels contraints et d’avoir fourni des gamines à Epstein. Et Brunel se tire une fois de plus de ce guêpier : les conseils des plaignantes américaines ne le citent pas dans leur plainte.

Depuis le suicide d’Epstein en prison, l’été dernier, le comportement de Brunel a été dénoncé par douze femmes aux policiers français de l’OCRVP (Office central pour la répression des violences aux personnes). Elles auraient été droguées, violées et menacées par lui, ce qu’il a toujours nié. Accusations prescrites, sauf dans un cas. Une Française d’une vingtaine d’années a, l’an dernier, sollicité l’association Innocence en danger. « Elle semblait terrorisée au téléphone », se rappelle Homayra Sellier, présidente de l’association et porte-voix des victimes françaises de l’affaire Epstein. Il s’agirait de « harcèlement sexuel ». « J’ai sollicité le parquet pour qu’il obtienne les éléments du volet américain de l’enquête », nous dit l’avocate de cette Française, Anne-Claire Le Jeune. L’OCRVP n’a pas encore pu se les procurer, pas plus qu’il n’a interrogé Jean-Luc Brunel, aujourd’hui âgé de 74 ans, pour étayer l’enquête préliminaire ouverte à son encontre en août 2019 pour viols sur mineurs et association de malfaiteurs.

« Les autorités françaises n’ont pas envie de gratter », estime Homayra Sellier. Tandis que, pour Corinne Dreyfus-Schmidt, l’avocate de Brunel, « le dossier est vide et certains faits, truffés de contradictions, situent [son] client à des endroits où il ne se trouvait pas »… Elle le décrit « serein et à la disposition de la justice ».

— Avec Olivier O’Mahony aux États-Unis, Enquête Arnaud Bizot

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