Dany Laferrière

« D’une punition, j’ai fait une récréation »

Je l’ai toujours dit, Dany Laferrière est le seul authentique dandy que j’aie connu dans ma vie. Ce genre d’être capable de se mouvoir dans tous les milieux avec aisance et élégance, et dont la vie est aussi fascinante que son œuvre. Quand il tenait une chronique à La Presse dans les années 2000 et que je m’occupais du cahier Lectures, je recevais ses textes et ses appels des quatre coins du monde. Il était sans cesse en mouvement, partout chez lui. C’est dans ces années-là que nous sommes devenus amis, et depuis, je le regarde aller, impressionnée par son parcours unique. Encore aujourd’hui, je rigole lorsque je repense au tsunami de son entrée en tant qu’« immortel » à l’Académie française, quand Haïtiens et Québécois se l’arrachaient comme un trophée.

Aujourd’hui, Dany me parle de son petit studio à Paris, près de la gare de l’Est, que j’ai déjà visité. Il y vit pratiquement comme un étudiant, entouré de livres, ce qui le maintient dans une sorte d’éternelle jeunesse émerveillée. Il me demande des nouvelles du « génie dans son coin » – c’est le surnom qu’il a donné à mon chum il y a très longtemps. Et c’est sans surprise qu’il m’apprend qu’il n’a pas vraiment vu passer le confinement, comme la plupart des littéraires. « L’écrivain doit être enfermé afin de permettre au lecteur de traverser par la fenêtre », croit-il.

Dany n’a pas subi toute la crise sanitaire à Paris, ayant vécu un mois « à Montréal sous COVID » avant de retourner dans la Ville Lumière en mai. Quoi, il a pu prendre l’avion ? Eh bien oui, car il a un visa qui lui permet de rester en France pour son travail à l’Académie. « Il n’y avait personne dans l’avion, et de voir l’aéroport vide, c’était assez lugubre », raconte-t-il, avant d’ajouter en riant : « C’est particulier, je tombe dans un axe où je suis persona grata des deux côtés [de l’Atlantique]. »

Un dandy, je vous dis.

Choisir quand parler

Dany Laferrière sort son troisième livre « dessiné », L’exil vaut le voyage, non seulement en pleine pandémie, mais aussi en pleine crise raciale aux États-Unis depuis le meurtre de George Floyd. Je me demandais s’il allait se prononcer là-dessus, car chaque fois qu’il y a des crises de ce genre, tout le monde le pourchasse et il ne dit pas toujours oui. Il se souvient du débat autour du spectacle SLĀV : il venait à peine d’arriver à Montréal et « les gens [lui] fonçaient dessus pour [lui] demander [s]on opinion ». « Alors que parfois, dit-il, je ne réponds pas par un mot, mais par 400 pages. »

« J’ai une petite réputation de ne pas intervenir constamment sur ces questions-là, ou de le faire quand je trouve que j’ai quelque chose à dire qui ne soit pas attendu. Quand je parle, ce n’est pas seulement pour dénoncer, c’est pour réfléchir, pour essayer de voir s’il y a un angle qu’on a oublié. »

— Dany Laferrière

Et cette fois-ci, il avait quelque chose à dire, dans un texte qu’il a envoyé à tous les journaux du Québec, « Le racisme est un virus ».

Je devine un peu pourquoi. Le sujet est important pour lui, et il ne l’a jamais esquivé dans ses livres. Mais l’art et la littérature sont aussi toute sa vie. N’empêche, en ce moment, dit-il, « il y a des jeunes gens qui écoutent, et il faut leur donner une vision de cela qui soit différente. De jeunes écrivains noirs, aussi, à qui il faut dire qu’ils ne sont pas obligés d’être à la fois la maladie et le remède. Vous n’êtes pas obligé d’être celui qui subit cela et en même temps celui qui doit briser les chaînes. Ça concerne tout le monde. Il n’y aura pas un début de solution tant que tout le monde n’aura pas compris que ce n’est pas un problème marginal. Il faut que ça devienne un sujet du centre. Les événements, même sanglants, ne sont que l’arbre qui cache la forêt. Parce que l’image est frappante, elle est insoutenable, ça joue contre. La personne qui se trouve constamment humiliée et isolée ne peut pas se plaindre, puisqu’on ne l’a pas étouffée. Il faut faire attention à ne pas faire croire aux gens que le racisme, c’est étouffer quelqu’un devant les caméras. C’est très important parce que le vrai racisme, il se vit à petit feu. On tue à petit feu. Et sans caméra ».

« Faire » des livres

Dany Laferrière « fait » des livres maintenant, en ce sens qu’il écrit ses textes à la main, et dessine chaque page de ses romans, sa façon à lui de résister à l’abandon de l’écriture manuscrite dans un monde technologique. Cela en avait surpris beaucoup en 2018 avec son Autoportrait de Paris avec chat, mais il a poursuivi avec Vers d’autres rives l’an dernier, et nous propose déjà le beau pavé qu’est L’exil vaut le voyage. J’ai l’impression qu’il a trouvé une nouvelle énergie avec ce projet artistique.

« On commence à voir l’ampleur du travail, tout fier. Ce n’était pas une pirouette ou un entrechat. C’est 800 pages maintenant. C’est quelque chose de sérieux. Pour lequel je mets du temps. C’est à cela qu’on voit le sérieux de quelqu’un : au temps qu’il met pour faire quelque chose. »

— Dany Laferrière

Cette fois, ce sont les Amériques qui se déploient devant nos yeux, de Montréal à Buenos Aires, en passant par New York, la Guyane, Mexico et bien sûr Port-au-Prince. Il revisite ses thèmes de prédilection, m’expliquant que tous les écrivains n’ont au fond que quatre ou cinq récits fondamentaux en eux, et se dit de l’école esthétique de « la roue », qui, « pour avancer, doit tourner sur elle-même ».

L’exil est l’affaire du dictateur

Ayant été forcé à l’exil comme son père par la dictature des Duvalier, l’écrivain raconte dans ce livre s’être constitué une petite bibliothèque d’exilés célèbres quand il s’est installé à Montréal : Ovide, Victor Hugo, Nabokov, Madame de Staël, Mandela, Mandelstam, Soljenitsyne, Lezama Lima, Toussaint Louverture et son écrivain préféré, Borges, qui ont tous droit à leur chapitre. Mais ce qu’il veut vraiment réussir est de changer le discours toujours un peu malheureux sur l’exil – d’où ce titre, L’exil vaut le voyage. « Ces exilés pleurnichaient et j’étais très étonné, parce qu’on avait conçu les écrivains comme des puissants, qui avaient une place importante dans l’échiquier politique et littéraire. J’avais choisi des écrivains importants qui pleurnichaient parce qu’ils avaient perdu ce pouvoir-là, et moi, je n’avais pas de pouvoir, tout ce que j’avais, à 23 ans, c’était une curiosité insatiable de la vie. J’arrivais dans une ville magnifique, et je me suis dit, à un moment donné : “Mais pourquoi pleurer ? Ce que je suis en train de vivre, beaucoup de gens rêvent de le faire.” »

Prise de conscience déterminante pour l’écrivain. « Parce que la raison d’être de ma présence était l’exil, en quoi l’exil me concerne ? J’ai découvert que l’exil, c’était l’affaire du dictateur. Le dictateur nomme ma condition, que je ne suis pas obligé d’accepter. Lui, il voulait punir, moi, j’en ai fait une récréation. J’ai été obligé de redonner une nouvelle définition, personnelle, à tout ce qui allait m’arriver. »

« Par exemple, esclave n’est pas un mot de l’esclave, qui subit cette condition-là. L’esclave est un mot déterminé par le maître […]. Les esclaves ont trouvé la force pour se révolter et briser les chaînes parce qu’ils n’ont jamais accepté qu’ils étaient des esclaves. Les mots esclave, exilé, racisé, ce sont des mots de celui qui contrôle. Il ne faut jamais l’accepter. »

— Dany Laferrière

Dany consacre quelques pages magnifiques à sa mère, exilée de l’intérieur, morte en 2017. « Ce n’est pas que l’écrivain qui subit l’exil, c’est celui qui reste aussi, note-t-il. C’est ma mère. Qui est restée avec ma mémoire active, c’est-à-dire les objets, la chambre où je dormais, ma petite étagère de livres, le dernier que j’ai lu sur la table de chevet avant de partir. Elle est restée avec tout ça, chaque jour. »

Où suis-je ?

Mais la réflexion peut-être la plus importante de L’exil vaut le voyage, qui traverse d’ailleurs toute l’œuvre de Dany Laferrière depuis le début, est ce basculement de la question existentielle « qui suis-je ? » vers une question tout aussi riche : « où suis-je ?  ». Dany a toujours été un peu ennuyé par le sujet de l’identité. « Au moins, je me pose une question à laquelle j’ai la réponse. La question “qui tu es ?” embête un peu, d’abord parce qu’elle appelle une contestation. Toujours. C’est l’autre qui répond à ta place […]. Avec “où tu es ?”, je réponds que je suis dans un petit studio à Paris avec une fenêtre qui donne sur le jardin. Et tout le monde se tait. Cette information me concerne, je suis le seul à avoir la réponse. »

Et si on lui demande encore et encore jusqu’à la fin de sa vie ce qu’il a fait de la question du racisme, brûlante d’actualité une fois de plus, Dany s’enflamme. Il me récite passionnément dans l’oreille tous ses livres, les villes vues, les écrivains lus, les personnages rencontrés depuis son enfance à Petit-Goâve avec sa grand-mère Da. « À cela, je répondrai : prenez tous mes livres. Vous verrez la plus grande foule d’écrivains, de villes, de gens, de couleurs, de sensations différentes, peut-être depuis Balzac ! C’est mon combat ! Remplir l’espace de l’univers pour en faire un monde, pour qu’on comprenne qu’il n’y a aucun souci qui soit le seul problème. Quel qu’il soit, quelle que soit la violence de ce problème, il ne pourra jamais être le seul problème qui concerne l’univers. QUEL QU’IL SOIT ! Il ne pourra jamais parce que nous sommes diversifiés, une grande marmite qui bout dans la tempête de la vie. C’est ma réponse. Montrer la diversité et montrer que c’est le local qui tue. Quand je dis local, je ne veux pas dire qu’il faut avoir honte d’où on vient, mais il faut avoir honte d’y rester intellectuellement. C’est-à-dire de ne pas ouvrir la fenêtre pour regarder dehors, pour regarder les autres, pour imaginer le monde, même si on n’arrive pas à le voir parce qu’on n’a pas l’argent pour voyager. Je crois que si on regarde tout ce monde, si on comprend tout l’univers, on sera tellement diverti qu’on n’aura pas le temps de regarder avec haine son voisin. On n’a pas le temps. On n’a pas le temps… »

L’exil vaut le voyage

Dany Laferrière

Boréal

403 pages

Le livre sera en librairie le 16 juin.

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