Violence urbaine

Comment Glasgow brise le cycle de la violence

Glasgow – qui a déjà reçu l’étiquette peu enviable de « capitale du meurtre en Europe » – s’est attaqué à la violence armée il y a plus de 15 ans avec des résultats enviables : une diminution de 80 % des homicides. Aujourd’hui, Montréal veut s’inspirer de la recette écossaise pour tenter d’endiguer la vague de fusillades qui secoue ses rues.

UN DOSSIER D’ISABELLE DUCAS

Violence urbaine

« La répression ne fonctionne pas »

Glasgow — Un midi de septembre, le café Street & Arrow est pris d’assaut par les clients. Des employés et des étudiants du Glasgow Dental Hospital and School, où se situe le café, se pressent pour commander des soupes, des sandwichs et des cafés.

Derrière le comptoir, les jeunes employés fort occupés arborent tatouages, perçages et sourires. La plupart d’entre eux travaillent pour la première fois de leur vie.

Street & Arrow (un jeu de mots avec l’expression anglaise « on the straight and narrow », qui signifie « dans le droit chemin ») est une entreprise d’économie sociale qui embauche des jeunes ayant eu maille à partir avec la police. Pendant un an, ils bénéficient de mentorat pour les aider à s’adapter au marché du travail, mais reçoivent aussi du soutien dans d’autres sphères de leur vie.

Qui a eu cette idée ? La police de Glasgow, par l’intermédiaire de l’Unité écossaise de réduction de la violence (SVRU).

Attaques au couteau

« La répression ne fonctionne pas. Si on ne fait que mettre un couvercle sur un problème, le couvercle va finir par sauter. C’est ce qu’on a fait en Écosse pendant des années. Mais il fallait agir différemment. »

Celui qui prononce ces paroles, Niven Rennie, a été policier pendant 31 ans à Glasgow, alors que la ville était l’une des plus dangereuses d’Europe. Les attaques au couteau – l’arme de prédilection des criminels écossais – y étaient quotidiennes.

L’expression « sourire de Glasgow » est d’ailleurs passée dans la langue populaire pour décrire une blessure causée par une coupure allant du coin de la bouche jusqu’aux oreilles, laissant une cicatrice en forme de sourire.

« La réputation de Glasgow, c’était qu’il fallait verrouiller ses portières de voiture quand on traversait la ville. »

— Alistair Fraser, professeur de criminologie à l’Université de Glasgow et auteur de deux livres sur les gangs

Diminutions des meurtres de 80 %

Aujourd’hui, Niven Rennie dirige la SVRU, mise sur pied il y a 17 ans par la police de Glasgow pour s’attaquer aux causes de la criminalité, selon une approche de santé publique. Depuis sa création, les meurtres ont diminué de 80 % dans la métropole écossaise.

À la suite de ce succès spectaculaire, le modèle a fait des petits : il y a maintenant 21 unités du genre ailleurs au Royaume-Uni, notamment à Londres.

« Compassion, empathie, amour »

Selon cette approche, on estime que les comportements violents se transmettent de personne en personne et que pour les endiguer, il faut agir pour prévenir la transmission, les risques, les symptômes et les causes.

« Il faut agir avec compassion, empathie, compréhension, et avec amour. Ce ne sont pas des mots qu’on a l’habitude d’entendre de la part de la police, n’est-ce pas ? », lance-t-il en souriant.

C’est en 2003 que l’Organisation mondiale de la santé a désigné Glasgow, ville de 600 000 habitants, capitale européenne du meurtre. Dans les hôpitaux, les chirurgiens passaient leur temps à recoudre des jeunes blessés.

« Il y avait dans certains secteurs des gangs de jeunes hommes qui se battaient au sujet des frontières de leurs territoires. L’appartenance à ces gangs se transmettait de génération en génération, et certains étaient pris au piège dans ce mode de vie », raconte Alistair Fraser, de l’Université de Glasgow.

La réaction des autorités, à l’époque ? « Plus de policiers, plus de mesures répressives, plus d’interpellations et de fouilles. Mais cela n’a servi qu’à ostraciser des communautés et à accroître les tensions avec les autorités », déplore Susan McVie, professeure de criminologie à l’Université d’Édimbourg.

Comme ces démonstrations de force sont restées vaines, la police a modifié sa stratégie et misé sur la prévention en créant la SVRU, maintenant dotée d’un budget de 1 million de livres (1,5 million CAN).

Aux sources de la violence

Dans le bureau de Niven Rennie, au centre de Glasgow, une grande affiche au mur détaille les « expériences négatives de l’enfance » – comme la négligence et les violences physiques, sexuelles et verbales – et leurs effets : problèmes de comportement, d’apprentissage, relationnels, de santé physique et mentale, d’alcoolisme et de drogue, etc.

« Une fois que l’on comprend les expériences négatives de l’enfance et leurs effets, quand on rencontre quelqu’un qui a eu des problèmes avec la loi, on ne demande pas : “Qu’as-tu fait ?” et “Pourquoi ?”. On demande : “Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Quelle est ton histoire ?”. Si on met cette personne en prison, on n’a pas réglé le problème. »

— Niven Rennie, directeur de la SVRU

Il compare la lutte contre la violence au combat contre la COVID-19. « Comme il n’y avait pas de remède contre cette maladie, il fallait agir différemment. On a donc tout fermé pour prévenir la propagation, et toute la population devait participer », observe-t-il.

Pour agir auprès des jeunes poqués pris dans le cycle de la violence – ils sont souvent des agresseurs autant que des victimes –, la SVRU a lancé des stratégies de prévention sur plusieurs fronts. Des programmes ont vu le jour dans les hôpitaux, dans les écoles, auprès des communautés immigrantes et auprès des employeurs, pour aider les ex-délinquants à se trouver du travail.

Pas de définancement de la police

Mettre en place un tel réseau d’intervenants coûte beaucoup moins cher que l’embauche de policiers, fait remarquer Will Linden, directeur adjoint à la recherche de la SVRU.

La création de la SVRU ne s’est pas faite au détriment de la police traditionnelle, cependant. Il n’y a pas de mouvement pour « définancer » la police en Écosse, assure M. Linden. « Il faut financer les deux », dit-il.

« On n’est pas certain de ce qui fonctionne vraiment » dans toutes les stratégies mises en place par la SVRU, souligne le professeur Alistair Fraser, qui a entrepris une grande étude sur la question. « C’est difficile de mettre le doigt sur une seule chose. C’est probablement un éventail de plusieurs actions. »

Selon Alistair Fraser, il y a certainement eu un changement dans la société écossaise quant à la façon de considérer la délinquance.

« Même les policiers sont de plus en plus conscients des effets des traumatismes de l’enfance, estime M. Fraser. Et c’est grâce au leadership de la SVRU. »

« Il y a encore du travail à faire, parce qu’il y a des secteurs où la violence n’a pas diminué autant qu’ailleurs », note cependant Susan McVie.

Nombre d’homicides à Glasgow

2005 : 41, soit 6,8 pour 100 000 habitants 2020-2021 : 8, soit 1,3 pour 100 000 habitants

Source : SVRU

Nombre d’homicides à Montréal

2021 : 37, soit 1,8 pour 100 000 habitants

Source : SPVM

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Contribuer à la société

Comment, concrètement, s’attaquer aux causes de la violence ? En agissant sur plusieurs fronts, selon la stratégie de l’Unité écossaise de réduction de la violence (SVRU). Voici trois projets lancés par la SVRU.

Un café où apprendre à travailler

Se lever chaque matin, porter un uniforme, respecter un horaire, être courtois avec la clientèle, recevoir un chèque de paye à la fin de la semaine... Pour certains délinquants, suivre ces règles de base du monde du travail est un tour de force.

C’est ce qu’on tente de leur inculquer au café Street & Arrow, mis sur pied par l’Unité écossaise de réduction de la violence (SVRU). Le café est plus qu’un lieu de travail : il devient un milieu de vie où les jeunes durs à cuire peuvent se reprendre en main.

Besoin de trouver un appartement, de retourner aux études, d’aller en cure de désintoxication, de soigner son alcoolisme, de quitter un milieu violent ? Des mentors peuvent les épauler pour trouver les bonnes ressources pour y arriver.

« On a créé un espace où les gens peuvent décider de changer, on leur donne de l’espoir et des occasions. Parce que lorsqu’on a été condamné pour des crimes violents, les occasions sont limitées », souligne l’inspecteur Jason Peter, responsable de la SVRU pour le secteur d’Ayrshire, à une heure de Glasgow. « Le café leur fait une place, pour qu’ils puissent contribuer à la société. »

Environ 60 jeunes sont passés par le programme depuis sa création, en 2015.

Intervenir à l’hôpital

Après avoir été poignardé, avoir subi une intervention chirurgicale et être passé à deux doigts de la mort, un jeune a peut-être envie de se venger, mais il a peut-être aussi envie de changer de vie. C’est là-dessus que misent des équipes de « Navigateurs », qui interviennent directement dans les hôpitaux, vêtus de t-shirts roses, pour tenter de briser le cycle de la violence au moment où un jeune blessé est vulnérable et sera peut-être plus réceptif à recevoir de l’aide.

Ce qu’on lui propose, c’est de l’accompagnement pour sortir d’un milieu violent : trouver un appartement, un emploi, de l’aide psychologique, un programme de désintoxication, etc.

De l’aide est aussi offerte aux victimes de violence conjugale.

« Les Navigateurs vont demander : “Veux-tu t’éloigner de toute cette violence, est-ce que tu en as assez ?” Ils vont donner à cette personne l’occasion de changer de milieu, de se prendre en main, en l’appuyant et en lui montrant qu’il existe de l’aide. »

— Jason Peter, responsable de la SVRU pour le secteur d’Ayrshire

Pendant leur première année, en 2015, les Navigateurs ont rencontré 270 patients à l’hôpital Royal Glasgow, et 199 d’entre eux ont accepté de l’aide, un taux de 74 %.

Plusieurs Navigateurs ont eux-mêmes eu des problèmes avec la justice dans le passé et utilisent leur propre histoire pour montrer qu’il y a une autre issue possible. L’équipe compte maintenant 20 personnes, qui interviennent dans neuf hôpitaux écossais et dans la communauté.

Investir les écoles

« Ne soyez pas un simple spectateur. Agissez pour prévenir la violence. »

Voilà, explique Niven Rennie, le message principal du programme Mentors en prévention de la violence, créé par la SVRU pour les écoles écossaises.

« On entend souvent les gens dire : “J’avais le sentiment qu’il allait se passer quelque chose !” Eh bien, quand ça arrive, agissez ! Amenez votre ami ailleurs. N’attendez pas un incident violent », insiste M. Rennie.

Le programme, présent dans 130 écoles, compte sur les élèves eux-mêmes pour lancer des discussions sur la violence, l’alcool, la drogue, les problèmes relationnels. Les plus vieux servent de mentors aux plus jeunes, en les faisant participer à des mises en situation.

Les participants apprennent comment intervenir de façon sécuritaire auprès des jeunes de leur âge, et comment ils peuvent remettre en question des comportements inacceptables.

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Montréal veut suivre la recette de Glasgow

Aux prises avec une vague de fusillades et d’autres évènements violents, la Ville de Montréal veut suivre la recette de Glasgow pour s’y attaquer.

« On va s’inspirer beaucoup du modèle de Glasgow pour des choses à venir », révèle le responsable de la sécurité publique au comité exécutif de Montréal, Alain Vaillancourt.

« On ne réinventera pas la roue, on sait ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, alors on va vers les meilleures pratiques. Mais il faut que ça cadre dans l’environnement de Montréal. »

M. Vaillancourt cite notamment la présence d’intervenants dans les hôpitaux qui iraient à la rencontre des victimes pour leur offrir du soutien psychosocial, à elles et à leur famille. Ces interventions visent à éviter que la victime décide de se venger, ce qui perpétue le cycle de la violence, note-t-il.

« Ce processus est hyper important, et c’est l’un des éléments qu’on trouve intéressants », insiste-t-il.

Il n’a pas précisé quand un tel programme pourrait être implanté à Montréal.

La Ville de Montréal a reçu 250 millions de dollars du gouvernement du Québec pour l’embauche de 450 nouveaux policiers au cours des cinq prochaines années, pour accentuer sa lutte contre la violence armée. Mais Alain Vaillancourt souligne qu’au terme d’un forum tenu par la Ville en mars dernier, les intervenants s’entendaient sur l’importance de la prévention.

Résultats à court terme

Des interventions dans les salles d’urgence sont susceptibles de produire des résultats à très court terme, et la Ville de Montréal ferait bien de les mettre en place rapidement, selon Irvin Waller, professeur de criminologie à l’Université d’Ottawa et auteur de plusieurs livres sur la prévention et la lutte contre la violence.

« Il faut cibler les facteurs de risque. Et il faut que les budgets pour faire de la prévention ciblée soient permanents. »

— Irvin Waller, professeur de criminologie à l’Université d’Ottawa

Montréal doit aussi augmenter le nombre de travailleurs de rue, en ciblant les quartiers chauds pour y rejoindre les jeunes hommes. « Il faut avoir des éducateurs de rue qui peuvent agir comme mentors pour aider les jeunes hommes à trouver des emplois », souligne le professeur, en notant que Glasgow avait obtenu ses résultats spectaculaires sans augmenter le nombre de policiers.

Plus que des lois

Il est important d’avoir des lois efficaces pour contrôler les armes à feu, mais « ce n’est pas en saisissant des armes qu’on réduit la violence armée », affirme Étienne Blais, professeur de criminologie à l’Université de Montréal.

« Il faut comprendre les dynamiques, dit-il. À Glasgow, on ne cible pas les armes, on cible plutôt les activités des membres de gangs, les marchés de drogue ou les délinquants très actifs, qui eux peuvent utiliser des armes à feu. »

Il déplore le fait que la répression obtienne la part du lion du financement public, tandis que les activités de prévention demeurent le parent pauvre. « Ça prendrait vraiment un meilleur équilibre, croit-il. C’est la clé du succès. »

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