Dans l’œil de Bazzo

L’animatrice Marie-France Bazzo publie son premier livre « en solo ». Nous méritons mieux – Repenser les médias au Québec (Boréal) sera en librairie le 10 novembre. Discussion autour d’un ouvrage qui fera sans doute réagir.

Marc Cassivi : Une phrase m’a fait sourire dans ton livre. « Je ne me ferai pas d’amis. » Tu es très critique à l’endroit des médias. Tu parles des programmations interchangeables des réseaux de télé et du fait que l’on sous-estime l’intelligence du public. C’est un risque que tu prends, comme productrice ?

Marie-France Bazzo : Oui, certes. Depuis des années, je regarde le monde des médias, que j’aime, à la radio et à la télé, comme animatrice et productrice, et je vois les occasions ratées. La conclusion de mon livre, c’est que c’est fondamentalement améliorable. J’ai tourné longtemps autour du sujet, parce que je me disais que j’avais trop à perdre. Mais à un moment donné, tu te rends compte que c’est plus fort que toi. Quand on ne prend pas de risque, on s’emmerde. Je ne dirais pas que c’est un risque calculé, mais minimisé.

M. C. : C’est un risque que tu n’aurais certainement pas pris il y a 20 ans, et probablement pas il y a 10 ans…

M.-F. B. : Tu as tout à fait raison. Mais j’ai voulu le livre ouvert, positif, avec des pistes de solution et de la bienveillance. Parce que j’aime fondamentalement les médias. Il y a quelques claques derrière la tête, mais j’espère qu’on est capable d’en prendre un peu parce que les médias vont mal et qu’on sera tous perdants s’il n’y a rien qui se passe. Tout le monde a l’impression qu’on se répète, qu’on tourne en rond très souvent, qu’on ne prend pas de risque, qu’on prend le public pour moins brillant qu’il l’est. J’avais vraiment besoin de l’écrire, de m’en libérer jusqu’à un certain point. Tu ne peux pas garder pour toi tout ce qui va mal quand tu veux que ça aille mieux. Il faut oser prendre le taureau par les cornes. Oui, j’ai à perdre, mais infiniment moins qu’il y a 20 ou 10 ans.

M. C. : Qui aime bien châtie bien…

M.-F. B. : Tout à fait. Je m’inclus dans le « nous » du titre : Nous méritons mieux. « Nous » du milieu, mais aussi « nous » collectivement qui lisons les journaux, regardons la télévision et écoutons la radio.

« Nous avons le droit d’exiger mieux, avec tout le talent et la créativité qu’il y a au Québec. Comme on dit en 2020, je suis remplie de bienveillance ! »

— Marie-France Bazzo

M. C. : Tu reproches aux médias de ne plus jouer leur rôle de quatrième pouvoir. Crains-tu que des esprits malveillants te récupèrent pour nourrir leur discours antimédiatique ?

M.-F. B. : Ce serait de très mauvaise foi. Il y en aura sans doute. Les médias sont remplis de mauvaise foi, et ceux qui critiquent les médias sont souvent remplis de mauvaise foi aussi. Je pense qu’il faut donner sa place à tout le monde, par ailleurs. Si on veut éviter ce désamour dont je parle, le fait que les gens se désabonnent, défient les médias et chient carrément sur eux, il faut jusqu’à un certain point écouter ce qu’ils ont à dire. Ces gens-là se fédèrent au Québec autour de la cause des antimasques. Ils sont, selon les sondages, entre 10 % et 20 % de la population à se méfier des élites, dont font partie les médias. Ce sont les gilets jaunes en France ou les supporters de Trump aux États-Unis, qui considèrent que les médias diffusent des fake news. On ne peut pas les chasser d’un revers de main en disant : « Ce sont tous des cons. » Il y a un message là-dedans…

M. C. : Qu’on aurait tort de ne pas écouter ?

M.-F. B. : Tellement ! Les élites se sont coupées en grande partie de ce qu’on appelle les gens, le monde ordinaire, la population, les déclassés jusqu’à un certain point. Ceux qui n’ont pas de voix et qui sont exclus du pouvoir, de la marche du monde, de la mondialisation heureuse. Le désamour face aux médias est en grande partie attribuable à ça. Si les journaux veulent continuer de s’adresser au public, si les médias veulent continuer à expliquer la société, à traduire ce qui s’y passe, à ceux qui les lisent, les écoutent, les regardent et les nourrissent, il faut les écouter. Quand ils nous disent : « Vous êtes des fake news, vous n’êtes pas intéressants, vous êtes une gang de privilégiés qui parlez entre vous », il y a une part de ça qui est vraie et il faut en tenir compte. Les médias ont tendance à se complaire dans une soupe tiède et agréable. Et à se méfier de ceux qui les défient ouvertement.

M. C. : Quand tu étais à la commission Bazzo-Dumont, dans l’émission de Paul Arcand (au 98,5 FM), tu étais considérée comme « la fille de gauche » du duo. Je sens dans ton livre que ce qui te dérange le plus, ce qui t’a le plus importunée depuis, c’est le discours de la « gauche radicale », comme tu la décris. Ce discours « woke » des justiciers sociaux semble t’avoir dérangée plus que les discours réactionnaires. Parce que tu as l’impression de ne plus te reconnaître dans cette gauche ?

M.-F. B. : Deux choses. D’une part, c’est vrai que je ne me reconnais plus dans cette gauche, alors que je me définis encore à gauche. De centre gauche, je dirais.

« Mon féminisme est de la même nature que ce gauchisme-là, que je revendique ouvert, inclusif, large, humaniste. La gauche “woke” est très campée, très indignée, très dans le ressenti, très enfermée en silos. »

— Marie-France Bazzo

On l’a vu avec tout le débat autour du mot [qui commence par] N. C’est très difficile d’avoir une conversation avec des gens qui, normalement, devraient jouer dans la même équipe que moi.

M. C. : Et ça, ça te vexe davantage que les discours de droite ?

M.-F. B. : D’autre part, la droite extrême est plus facilement démontable. C’est vraiment des tarés. Alors que je ne dirais pas la même chose des « woke ». Il y a chez eux une éducation, un regard sur le monde, une intelligence et une intelligibilité, alors qu’on parle de tarés de l’autre bord. Et là, je ne te parle pas de la droite identitaire à la Mathieu Bock-Côté, qui est intelligente, parlable et qui a sa place dans les médias ! Une gauche extrême est très présente dans les médias, de plus en plus, et elle va l’être pour longtemps. Elle a sa place aussi. Tout le monde a sa place. Le débat autour du mot qui commence par N s’est éteint, mais cette manière de penser et d’envisager les choses va rester. Cette génération-là, née dans les années 80, a été éduquée avec une certaine vision du monde. Le monde est dangereux, et les faits le prouvent. Tout est dangereux, du beurre d’arachides jusqu’au fou qui entre dans ton école pour une tuerie. Cette génération va prendre le pouvoir dans les médias, elle va faire des enfants, elle va les éduquer d’une certaine manière, elle va faire de la politique, elle va prendre le pouvoir politique, et c’est normal. C’est le renouvellement des générations. Mais c’est une tout autre manière de penser qui va changer notre manière à tous de faire société. C’est pour ça que je les secoue un peu plus. Parce que je trouve qu’ils oublient du monde en chemin.

M. C. : Eux aussi nous secouent ! Parce qu’on a été élevés avec un certain nombre de convictions qu’ils remettent en question. Mais est-ce qu’on ne surestime pas leur impact médiatique ? Le discours dominant dans notre société reste le discours de droite ou de centre droit que l’on retrouve dans les médias les plus consultés, chez Québecor, et qui est celui qui a porté la CAQ au pouvoir avec une confortable majorité…

M.-F. B. : Le discours « woke » commence à percoler et il est là pour de bon. Sauf qu’il ne restera pas aussi « crinqué » ! Parce que tu deviens boss ou employé, parce que tu as des enfants, parce que la vie, en général… Le meilleur moyen d’entendre et d’intégrer ce discours-là, c’est de ne pas se braquer. C’est le dialogue et la conversation, c’est l’intégration dans les médias de toutes les diversités, y compris idéologiques. C’est vraiment capital. Ça enrichit le débat.

« Je suis convaincue que dans cinq ans, au contact de toutes ces expériences mélangées, le paysage médiatique sera moins clivé. C’est pour ça que je suis malgré tout optimiste. »

— Marie-France Bazzo

M. C. : Tu abordes la question du jeunisme dans les médias. Je comprends ce que tu veux dire par ce culte de la jeunesse, mais je ne suis pas sûr d’être d’accord. À la radio de Radio-Canada, par exemple, je connais un seul animateur qui a moins de 40 ans…

M.-F. B. : Il y a toute une génération qui va partir d’ici deux ans. Et je crois que ça va beaucoup changer. Sauf exception, particulièrement à la télé, il n’y a pas de gens de plus de 70 ans. Des femmes de plus de 55 ans, c’est rare. Des hommes, un peu moins. Il y a du sexisme là-dedans, disons-le.

M. C. : Ce sont les raisons pour lesquelles tu n’es pas en ondes à l’animation, en ce moment ? Ce jeunisme et ce sexisme ?

M.-F. B. : Je serais de mauvaise foi si je te disais que c’est uniquement pour ça. Parce qu’il y a des Julie Snyder ou des Anne-Marie Dussault en ondes. On peut arriver à faire sa place. Mais comme animatrice, je ne veux pas faire du divertissement, et mon créneau n’est pas très demandé en ce moment. Mais c’est évident qu’il y a une question d’âge. Je ne veux pas être vaniteuse, loin de moi cette idée-là, mais j’ai beaucoup aimé faire BazzoTV et Indicatif présent, et j’ai un peu l’impression d’avoir fait le tour. Même si j’ai des idées et que je sais très bien quel genre d’émission je ferais. En ce moment, il n’y a pas de place pour ça à la télé. Il y en aura peut-être dans cinq ans, mais je vais être trop vieille pour la télé ! Il ne faut pas se battre contre des moulins à vent. Mais je ne te dis pas qu’un projet de radio intéressant me déplairait…

M. C. : Donc il ne faut pas nécessairement faire notre deuil de Marie-France l’animatrice. Toi, en as-tu un peu fait le deuil ?

M.-F. B. : Ça, c’est une question sensible. Mon premier métier, c’est animatrice de radio. J’ai une intuition très forte pour ça. Je considère que quand C’est pas trop tôt [la matinale de Radio-Canada à Montréal] s’est terminée, j’étais vraiment en maîtrise de tous mes moyens.

M. C. : Tu évoques d’emblée la blessure du retrait de ton émission dans ton livre. Mais je ne suis pas sûr d’en savoir davantage qu’il y a cinq ans. Dans 20 ans, écriras-tu une autre version de ce livre, avec encore plus de liberté ? À propos de cet épisode-là, par exemple ?

M.-F. B. : Je dis quand même que j’ai été éjectée, que ce n’était pas un choix. Et qu’aujourd’hui, encore – même si j’ai des idées –, je ne comprends pas ce qui s’est passé. Je revendiquerai le privilège «  woke  » de ne pas te répondre complètement, parce que c’est une souffrance, Marc. Ça me bouleverse encore. J’ai décidé de l’aborder directement, d’entrée de jeu, mais en mesurant les mots, parce que j’écrivais ça et je pleurais. Je t’en parle, et ça me bouleverse.

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