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La morue polaire en danger

La morue polaire a su tirer avantage du réchauffement des eaux jusqu’ici, mais cette tendance est sur le point de s’inverser. Le lançon, un petit concurrent venu du sud, lui usurpera bientôt son habitat, prédit une étude. Or, si les populations de morue chutent, celles des gros poissons, des phoques et même des ours polaires risquent de suivre.

Un dossier de Mirna Djukic

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Un tournant pour l’écosystème arctique

L’Arctique se réchauffe deux fois plus vite que le reste de la planète, mais jusqu’à maintenant, la morue polaire ne s’en portait pas plus mal. Et pourtant, malgré les apparences, sa disparition semble inéluctable.

Une étude du réseau ArcticNet a démontré que plus la fonte des glaces printanière arrivait tôt, plus la masse et le nombre des morues étaient élevés à l’automne. Ce sursis tire cependant à sa fin, prévient une seconde étude du même groupe.

Les lançons, petits poissons venus du Pacifique et de l’Atlantique, ont été trouvés pour la première fois dans l’archipel arctique canadien. En fait, depuis 2011, les chercheurs ont rapporté un nombre croissant de lançons dans une zone de plus en plus étendue de l’océan Arctique, où vit la morue polaire. C’est une compétition que la morue va perdre, préviennent-ils.

« La morue arctique, c’est comme l’ours polaire : c’est extrêmement spécialisé et adapté à un milieu glacé, mais si ce milieu devient moins glacé, moins extrême, des espèces moins spécialisées mais plus efficaces vont venir la déplacer. »

— Louis Fortier, auteur principal de l’étude

C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est passé dans la baie d’Hudson. La diète des oiseaux arctiques, qui était composée à 80 % de morue polaire il y a 30 ans, est aujourd’hui principalement constituée de lançons et de capelans, une espèce semblable.

Selon Louis Fortier, qui est également professeur chercheur à l’Université Laval et directeur de la Chaire de recherche du Canada sur la Réponse des écosystèmes marins arctiques au réchauffement climatique, cette tendance au remplacement de la morue arctique par des espèces généralistes a été observée dans des milieux de plus en plus nordiques ces dernières années, allant de la mer de Beaufort, au nord du Canada, au Svalbard, un archipel de la Norvège.

point de rupture

La morue sert d’entonnoir dans la chaîne alimentaire arctique, c’est-à-dire que 75 % de l’énergie nutritionnelle contenue dans les plus petites proies passe par elle pour arriver aux plus gros prédateurs. C’est entre autres la principale source de nourriture des oiseaux marins arctiques et des phoques annelés – qui, eux, sont la principale source de nourriture des ours polaires.

« Quand la morue va disparaître, toutes ces espèces ultraspécialisées vont devoir se nourrir de lançons ou de capelans, ce qui est beaucoup plus compliqué pour elles » explique Louis Fortier. L’histoire et la théorie écologique prédisent que ces espèces seront à leur tour remplacées par des espèces des océans voisins, plus habituées à ce régime.

« Autrement dit, poursuit le chercheur, l’océan Arctique va devenir une sorte de succursale de l’océan Atlantique ou de l’océan Pacifique et on va perdre toute la biodiversité associée aux conditions extrêmes de l’océan Arctique. »

La morue n’est pas la seule espèce qui inquiète les scientifiques. Partout dans le nord du globe, ils répertorient des espèces spécialistes qui s’effacent devant leurs concurrents venus du sud à la faveur du climat plus clément. La composition du plancton change. Le phoque annelé perd du terrain face au phoque du Groenland. Dans la baie d’Hudson, l’ours polaire est en train de perdre sa place de prédateur ultime au profit de l’orque, qui se débrouille mieux avec la banquise sans cesse réduite.

« Vers 2050, l’écosystème arctique – avec l’ours polaire, le phoque et tout ça – va être remplacé par un écosystème subarctique, un peu comme ce qu’on voit dans le golfe Saint-Laurent », affirme Louis Fortier.

Polaire et petite

La morue polaire, aussi appelée morue arctique, est retrouvée partout autour du globe, principalement au nord du 55e parallèle. Elle a été retrouvée plus au nord que n’importe quel autre poisson. Elle ne mesure en moyenne que 20 à 30 cm, soit 3 à 4 fois moins que la plupart des morues, et vit 6 ans. Contrairement à sa cousine la plus populaire, la morue de l’Atlantique, la morue polaire n’est pas pêchée commercialement au Canada. Elle fait toutefois partie du régime de plusieurs communautés inuites qui pratiquent la pêche de subsistance.

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Spécialistes et généralistes

Les espèces spécialisées, comme la morue arctique, ne sont pas particulièrement douées pour affronter une grande diversité de concurrents, de prédateurs et de parasites. Leur succès repose plutôt sur leur aptitude à utiliser des habitats et des ressources inaccessibles pour la plupart des vivants. Si le climat s’adoucit en Arctique, d’autres espèces viendront conquérir le territoire. Voici quatre espèces du Nord canadien qui ne survivront peut-être pas à l’apparition de ces nouveaux arrivants.

Le renard arctique

Le renard arctique se nourrit principalement de lemmings, ces petits rongeurs qui ont besoin de neige et de froid pour survivre. Mais la neige de l’Arctique n’est plus ce qu’elle était. Moins de neige, ça veut dire moins de lemmings, et moins de lemmings, ça veut dire moins de renards arctiques : c’est ce qu’a observé une équipe de l’Université du Manitoba en mai dernier.

Le renard pourrait s’en tirer en changeant ses habitudes alimentaires, indiquent certaines études, mais pendant cette période d’adaptation, il doit faire face à une autre nouvelle menace, celle du renard roux.

Les chercheurs ne savent pas si le renard roux bénéficie directement du réchauffement de l’Arctique ou s’il suit l’activité humaine, qui s’étale de plus en plus au nord. Toujours est-il qu’il a étendu son territoire sur au moins 1000 km2 dans l’Arctique canadien en un siècle. Le renard roux, plus gros que son petit frère nordique, n’hésite pas à voler les proies et les terriers de ce dernier et même à le tuer.

Si les deux espèces cohabitent sans trop de heurts dans quelques rares endroits, c’est surtout grâce à leurs préférences alimentaires différentes. Cette tolérance fraternelle cessera sans doute dès que le renard arctique ne trouvera plus de lemmings.

Le guillemot de Brünnich

Ce cousin du pingouin est un des oiseaux marins les plus abondants de l’Arctique, particulièrement dans le Nord-Est canadien. Son avenir à long terme est cependant incertain.

L’île de Coats, au nord de la baie d’Hudson, offre un aperçu inquiétant de ce qui l’attend. Cette île reconnue pour sa population de guillemots a été assaillie par un nombre croissant de moustiques au cours des dernières années, à cause des températures plus élevées. Les chercheurs d’Environnement Canada ont rapporté les premiers cas de guillemots tués par des moustiques en 2011.

Le biologiste Anthony Gaston, d’Environnement Canada, remarque par ailleurs que l’île est de plus en plus fréquentée par les ours polaires qui, privés de la banquise et de leur nourriture préférée, dévorent les œufs de guillemots.

Le phoque annelé

Les phoques annelés sont les plus petits et les plus nordiques de leur genre. Ils sont également les seuls à dépendre de la banquise pour se reproduire. À mesure que celle-ci devient plus petite et plus éphémère, leur situation devient plus précaire.

Au Svalbard, le taux de reproduction des phoques annelés est sous la normale depuis plus de 10 ans. Les chasseurs du Nunavut disent également en voir de moins en moins sur leur territoire, alors que c’est une part essentielle de leur alimentation. Le phoque annelé du Saimaa, qui vit au bord du lac du même nom en Finlande, est en danger imminent d’extinction, selon les listes internationales. Une autre sous-espèce a aussi été déclarée menacée par la National Oceanic and Atmospheric Administration en 2012. Le phoque annelé arctique, le plus fréquent au Canada, a été mis sur la même liste, mais un juge américain a annulé cette décision à cause de sa nature trop « hypothétique ».

Les scientifiques prévoient que d’autres espèces moins dépendantes de la banquise, comme le phoque du Groenland, prendront bientôt la place du phoque annelé dans l’Arctique.

L’ours polaire

L’ours polaire, emblème de l’impact des changements climatiques sur la faune, est considéré comme « vulnérable » à l’échelle planétaire. Toutes ses activités essentielles seront bientôt touchées par le réchauffement de son habitat, si elles ne le sont pas déjà.

Son territoire de chasse rétrécit en même temps que la banquise, ses proies se raréfient, ses terriers menacent de s’écrouler sur ses oursons à cause de la neige plus mouillée. Il s’aventure davantage sur la terre ferme à la recherche de nourriture et entre plus souvent en contact avec des humains, ce qui est une source supplémentaire de stress, de contaminants et d’infections. Dans l’ouest de la baie d’Hudson, la santé des ours dépérit depuis plusieurs années, alors que dans la mer de Beaufort, leur nombre est déjà en déclin.

Par contre, un autre grand prédateur semble profiter de l’eau de moins en moins glacée du Nord canadien : l’orque. Ces fameux épaulards visitent l’est de l’Arctique canadien chaque été, mais elles n’ont jamais été vues en si grand nombre, si loin au nord et si tard en hiver.

Les orques se nourrissent principalement des mêmes phoques que les ours polaires, mais elles chassent également d’autres mammifères marins, comme les bélugas et les narvals. Leur présence en hiver est une mauvaise nouvelle pour plusieurs de ces proies autant que pour l’ours.

Les scientifiques sont incapables de chiffrer ou de dater la présence des orques dans la baie d’Hudson, mais selon les Inuits qui y vivent, les premiers spécimens auraient été observés dans les années 50 ou 60. Depuis, le nombre de signalements a monté en flèche, et ce, même en hiver. En janvier 2013, une douzaine d’épaulards se sont retrouvés piégés sous la glace qui s’est formée particulièrement tard, au large d’Inukjuak.

Selon Steve Ferguson, chercheur à Pêches et Océans Canada, l’orque est en train de remplacer l’ours polaire au sommet de la chaîne alimentaire de la baie d’Hudson.

Quelques chasseurs et pêcheurs de la baie d’Ungava et du nord-est du Labrador disent également voir de plus en plus d’orques dans leur région.

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