L’autre débat sur la laïcité

Ne retenez pas trop votre souffle, si vous tenez à vivre.

Le débat sur l’interdiction des signes religieux devrait durer encore quelques années.

Lundi, le procès de la Loi sur la laïcité de l'État commençait en Cour supérieure. Peu importe la décision, elle sera contestée. L’affaire se rendra en Cour d’appel, puis en Cour suprême.

Par contre, le débat mute. Il ne se limite plus à la loi québécoise. Il commence aussi à porter sur le droit du Québec à adopter un modèle distinct du reste du pays.

Cela provoque des alliances imprévues. Un bon exemple : Benoît Pelletier, ex-ministre libéral des Affaires intergouvernementales et prof de droit constitutionnel à l’Université d’Ottawa. Il n’a pas pris position sur le fondement de la loi, mais il défend la capacité du Québec de choisir son propre modèle, en fonction de son histoire et de ses valeurs. L’expert a rédigé un rapport de 120 pages et témoignera pour le gouvernement, d’ici environ une semaine.

Ce virage découle de la disposition de dérogation invoquée par le gouvernement caquiste. Ce bouclier juridique a été inséré à contrecœur par le fédéral en 1982 pour rallier les provinces anglophones au rapatriement de la Constitution.

La disposition permet à un gouvernement de se mettre à l’abri des contestations judiciaires basées entre autres sur la liberté de religion et le droit à l’égalité (articles 2 et 7 à 15 de la Charte canadienne).

Pour contourner ce bouclier, les contestataires déploient actuellement leur ingéniosité juridique.

En gros, ils ont quatre arguments. Je résume.

Le premier veut que la définition de la laïcité et des signes religieux soit si floue que cela rendrait la loi inapplicable. Ce serait une atteinte à la primauté du droit.

Le deuxième est étonnant. La Charte canadienne contient des « dispositions » pour éclairer les juges. Elles leur rappellent entre autres l’importance de l’égalité des sexes. Les contestataires les invoquent pour invalider la loi. Or, ces dispositions interprétatives pèsent moins que les droits eux-mêmes, et la disposition de dérogation permet d’outrepasser ces droits.

Le troisième ne concerne que les centres de services scolaires anglophones, qui plaident leurs droits linguistiques pour être exemptés de la loi.

Enfin, le dernier argument est politiquement explosif. Des contestataires soutiennent que l’interdiction des signes religieux équivaut à une condamnation morale. Un tel jugement relèverait du droit criminel, et donc du fédéral. Le Québec n’aurait ainsi pas de compétence. Ce raisonnement avait permis d’invalider la loi du cadenas de Duplessis.

Cette tournure du débat ne déplaît pas aux caquistes. Même si leur loi est populaire, elle l’est moins que la capacité du Québec de faire ses propres choix.

Patrick Taillon, prof de droit à l’Université Laval, viendra montrer au procès que le modèle québécois n’est pas si atypique. Pour la Cour, il a recensé des causes semblables en Europe (France, Belgique, Royaume-Uni, Bosnie et Allemagne). Dans 23 des 27 cas, la limite à la liberté religieuse a été jugée compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme.

Reste que ce débat sur la disposition de dérogation n’efface pas celui sur la loi elle-même.

Pour donner un visage concret aux victimes, les contestataires multiplieront les témoins. Lundi, trois femmes musulmanes et sikhe ont été entendues par la cour.

Selon Benoît Pelletier, la disposition de dérogation n’empêcherait pas le tribunal de statuer sur le fond. Un juge pourrait répondre à deux questions : la loi actuelle est-elle constitutionnelle, et le serait-elle sans la disposition de dérogation ? « Ce n’est pas obligatoire de le faire, mais c’est possible », dit-il.

Dominique Anglade sera particulièrement attentive. La cheffe libérale a promis qu’elle ne toucherait pas à la loi. Elle ne renouvellerait pas la disposition de dérogation, qui arrive à échéance en 2024, et elle laisserait le mot final aux tribunaux.

C’est connu, les appuis à la loi diminuent quand les sondeurs évoquent les sanctions ou son caractère possiblement anticonstitutionnel. Tout dépend de la question posée. Et ces questions se poseront encore lors de la prochaine campagne électorale québécoise, dans moins de deux ans.

Patience, ça commence à peine.

TRUDEAU ET LE COURS ECR

Un petit mot sur Justin Trudeau et l'enseignant de français décapité pour avoir montré des caricatures du prophète Mahomet, dans un but pédagogique, pour parler de liberté d’expression et de l’attentat contre Charlie Hebdo.

Après une semaine de silence, M. Trudeau a dit que « la liberté d’expression n’est pas sans limite ». Il fait un lien entre le prof et un homme qui crie au feu dans un cinéma bondé…

On a beaucoup souligné, avec raison, l’affront à la France. Un enseignant est décapité et le premier ministre du Canada reconnaît des torts aux deux côtés.

Mais ce qu’on a moins dit, c’est que M. Trudeau a aussi attaqué l’autonomie des enseignants. Sa déclaration constituait une ingérence dans le cours d’éthique et culture religieuse (ECR) du Québec.

Le programme ministériel impose des thèmes généraux, comme la tolérance, « l’expérience des croyants » ainsi que les références religieuses dans la culture et dans l’art. Les enseignants les abordent ensuite à leur façon. Il arrive que certains parlent des caricatures de Charlie Hebdo dans ce cours, surtout en quatrième et cinquième secondaire. Cela se comprend : la controverse est au cœur de vifs débats.

La semaine dernière, une enseignante a reconnu avoir montré des caricatures en classe. En réaction, un homme l’a accusée sur Twitter de « jouer avec le feu », pour ensuite divulguer son adresse au travail…

Pourtant, l’enseignante ne voulait pas montrer les caricatures inutilement vulgaires, et elle disait accepter que les élèves mal à l’aise sortent de la classe.

Marwah Rizqy, critique libérale en éducation, a vu le gazouillis de l’homme. Elle n’a pas pris de risque, m’a-t-elle raconté lundi. En 10 minutes, elle avait alerté les autorités scolaires et la police.

C’était la chose à faire.

Je me demande comment aurait réagi M. Trudeau. En s’inquiétant de cette tentative d’intimidation, ou en sermonnant la prof ? J’ai bien peur de déjà pouvoir deviner la réponse.

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