Opinion Boucar Diouf

L’effet de cerfs fait des ravages à Longueuil

J’ai entendu dire que les autorités de ma ville, Longueuil, planifient de tuer une partie de la population de cerfs dans son grand parc. En cause, ces animaux sont devenus une nuisance écologique et un danger pour les automobilistes. Mais la résistance à ce projet de chasse urbaine est déjà là et on parle même de menaces de mort contre la mairesse de la ville.

Quand le simple fait de vouloir euthanasier un chien qui a mordu un enfant déchaîne des passions sur la toile, il ne faut pas se surprendre de voir des levées de boucliers lorsqu’on parle de tuer de paisibles et mignons membres de la famille de Bambi. Cela dit, mon texte ne porte pas directement sur cette décision un peu radicale prise à l’encontre de ces animaux de plus en plus considérés comme des sacs à tiques. En effet, depuis quelques années, on pointe un doigt accusateur vers les cerfs en leur reprochant de répandre la maladie de Lyme. Que voulez-vous ? Quand vient le temps de trouver un coupable, trop concentré sur son nombril, Sapiens reste un indéniable expert dans le déplacement de responsabilité et l’exhibition de boucs émissaires. Pourtant, on gagnerait à réfléchir plus largement sur cette histoire de chevreuils.

Pourquoi cette maladie de Lyme, qui fait capoter la Montérégie, est de plus en plus fréquente dans nos régions ? Permettez-moi ici de vous résumer des informations glanées dans le fantastique livre de Sonia Shah intitulé Pandémie pour apporter un début de réponse.

Pour comprendre l’émergence de cette maladie, il faut regarder bien plus loin que les cerfs de Longueuil.

Dans les forêts originales et intactes du nord-est des États-Unis, dit l’auteure, la diversité des animaux indigènes des bois, dont les tamias, les belettes et les opossums, a été solidement ébranlée par la perte de leur habitat. Or, c’est justement cette biodiversité qui imposait une limite d’expansion aux populations de tiques porteuses de la maladie de Lyme. En effet, un seul opossum pouvait détruire près de 6000 tiques par semaine en se toilettant. Mais, à mesure que les banlieues s’étendaient, la forêt devenait fragmentée en petites parcelles sillonnées par des routes et des autoroutes. Cet étalement urbain portera un dur coup aux populations indigènes d’opossums, de belettes et de tamias qui laisseront la place à des espèces généralistes, dont les souris à pattes blanches et ces cerfs qui font la manchette à Longueuil. Malheureusement, le chevreuil n’est pas aussi équipé évolutivement que l’opossum pour se débarrasser des tiques. C’est ainsi, donc, raconte Sonia Shah, que la perte de biodiversité des tamias, belettes et opossums a fait exploser les populations de tiques porteuses de Borrelia burgdorferi, la bactérie responsable de la maladie de Lyme. Une affection aux symptômes bien bizarres, difficile à diagnostiquer et traiter, et qui peut mener parfois à la paralysie. Aux États-Unis, entre 1975 et 1995, les cas de maladie de Lyme ont été multipliés par 25. Aujourd’hui, selon l’auteure, on parle de 300 000 cas par année et le drapeau rouge est levé bien haut par les autorités compétentes, qui craignent une sérieuse épidémie dans un futur pas lointain.

C’est aussi à cause de cette maladie, dont l’Estrie et la Montérégie seraient les épicentres québécois, qu’on cherche à contrôler les cerfs de Longueuil. Il faut dire que même pour les sorties scolaires dans ce parc, beaucoup de parents s’inquiètent. Le fils de notre amie est revenu un jour d’été du parc Michel-Chartrand avec une tique accrochée sur son dos, ce qui avait donné une grande frousse à ses parents qui ne savaient pas quoi faire.

Mais éliminer une partie des cerfs est-il une solution durable contre cette nouvelle affection ? Pas certain. Le problème nécessite plutôt un questionnement plus large et profond sur les rapports que l’humanité entretient avec les autres espèces qui habitent la biosphère. Le gros du problème ne vient pas des cerfs, mais de ce bipède qui empiète toujours plus sur le territoire des autres espèces, voire prend toute la place. Ainsi, selon Paul Ehrlich, de l’Université de Standford, l’humain s’accapare à lui seul proche de 40 % des produits de la photosynthèse des plantes. Ce qui signifie qu’environ une molécule sur deux fabriquée par les plantes est récoltée d’une façon ou d’une autre par les gourmands fouteurs de bordel que nous représentons. Si on rapportait l’histoire de la Terre sur une journée de 24 h, l’humain serait apparu sur la planète à 23 heures 59 minutes et 56 secondes, dit une certaine sagesse très imagée. Ce qui veut dire qu’en seulement 4 secondes d’existence, ce bipède a profondément massacré ce que la nature a mis 24 h à construire. Le voilà même au centre de la sixième extinction de masse de l’histoire de la planète. Une hécatombe dont la vitesse est de 100 à 1000 fois supérieure aux cinq autres extinctions naturelles qui ont secoué la planète pendant les 500 derniers millions d’années.

La Terre est devenue un buffet ouvert pour notre seule espèce. Flanquée d’une génétique d’insatisfaction, elle avance dramatiquement avec sa tronçonneuse.

C’est plus d’une centaine d’espèces par jour qui disparaissent et s’écoulent comme les grains de sable d’un sablier qu’on ne pourra malheureusement jamais retourner.

Cette érosion rapide de la biodiversité aura de fâcheuses conséquences sur l’humanité, avertissent les scientifiques. Pourquoi ? Pour la même raison que la raréfaction des tamias, opossums et belettes a fait exploser les cas de maladie de Lyme. Ainsi, le 29 octobre 2020, 22 experts des Nations unies sur la biodiversité nous ont rapporté qu’à moins d’un changement radical du système économique mondial, nous marchons vers des temps où les pandémies seront de plus en plus fréquentes et meurtrières. Ces experts de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) croient que l’érosion de la biodiversité et son habitat exposera plus fréquemment l’humanité à de nouveaux pathogènes qui se prélassaient chez d’autres espèces.

Citant une estimation publiée dans la revue Science en 2018, ils ont rapporté que seulement chez les mammifères et les oiseaux, il existerait encore 1,7 million de virus inconnus. Et, de ce réservoir de pathogènes, de 540 000 à 850 000 « auraient la capacité d’infecter les humains ». Un grand bassin de recrutement qui a de quoi faire frémir d’effroi, car on peut imaginer y retrouver des monstres bien plus redoutables que le SARS-CoV-2.

La seule façon durable de se protéger de ce grand danger, c’est de confiner un peu plus l’humanité économiquement, démographiquement et géographiquement pour permettre au reste de la création de continuer à s’épanouir sur la planète. La seule façon d’éviter ce danger qui nous guette, c’est de revenir au concept de santé globale. Autrement dit, de rappeler en tout temps que la santé humaine est indissociable de la santé animale et environnementale. Bref, de lutter contre les changements climatiques et la crise écologique qui sont deux facettes d’un seul et même problème. Sinon, même si la nouvelle de Pfizer de cette semaine a fait dire à beaucoup de politiciens que la victoire sur la COVID-19 est bien proche, il faudra se préparer rapidement pour d’autres menaces plus meurtrières et dévastatrices sur l’économie planétaire. Autrement dit, cette histoire de chevreuils porteurs de la maladie de Lyme à Longueuil n’est qu’une infinitésimale conséquence d’une cause bien plus grande, qu’on refuse de voir.

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