Manifestations

La France face aux ultras

La violence a enflammé le week-end dernier un petit village du département des Deux-Sèvres, dans le Centre-Ouest de la France, où les agriculteurs ont construit une bassine. Reportage.

Ici, même l’eau attise le feu. On parlait retraite, on retrouve l’écologie tendance cocktails Molotov.

Les forces de l’ordre ont reçu la mission de protéger le site des opposants aux mégabassines, ces réservoirs qui doivent puiser dans les nappes phréatiques au profit d’une agriculture intensive, comme le dénoncent les militants. Mais au milieu des Verts poussent… les black blocs venus s’opposer aux 3200 gendarmes et policiers mobilisés. Les mortiers d’artifice répondent aux grenades lacrymogènes ou de désencerclement, dont 4000 sont tirées en deux heures.

Le cortège vient de quitter Vanzay, dans les Deux-Sèvres. Le petit village de 200 âmes regarde s’éloigner des milliers de silhouettes vêtues de noir, bleu marine ou bleu de travail qui convergent à travers champs vers le même objectif : la mégabassine de Sainte-Soline. Beaucoup portent casque et lunettes de ski, en prévision des projectiles et grenades lacrymogènes. Certains ont même prévu un masque à gaz. Il s’agit de l’acte 2 après un premier rassemblement le 29 octobre dernier, qui s’était déjà conclu par de violents affrontements entre manifestants et forces de l’ordre.

Pour cette nouvelle mobilisation, pourtant interdite par les autorités, une organisation au cordeau s’est mise en place. Toutes les informations sont diffusées sur l’application de messagerie cryptée Telegram. La boucle officielle qui regroupe plus de 9000 personnes fait circuler instructions, cartes et programmes pour guider la foule. Les consignes sont également relayées à l’aide de mégaphones. « Camarades, je vous rappelle qu’il y a trois cortèges, sur trois chemins différents. Il faut qu’on arrive tous en même temps pour encercler la bassine. »

Le terrain détrempé par une nuit de pluie continue rend la progression laborieuse, mais la cadence est soutenue par les slogans scandés en chœur : « Anti… Anticapitaliste… Ah ah… » Une jeune militante, au bas du visage dissimulé par un passe-montagne, jette un coup d’œil sur le sol piétiné. « C’est du blé, ça ? » demande-t-elle. « Ah non ! C’est du maïs ! » répond Grégory, fermier depuis 30 ans dans le Périgord.

Barbe poivre et sel, regard malicieux, Grégory tient dans la main gauche une raquette de tennis. « Très pratique pour renvoyer les lacrymos ! » s’esclaffe-t-il.

Dans la foule monochrome, seuls les drapeaux donnent une indication des forces en présence. Le sablier d’Extinction Rebellion, le jaune de la Confédération paysanne, le rouge des communistes, le A des anarchistes, le vert d’Europe Écologie et l’arc-en-ciel des LGBTQIA+. « Il y a aussi les  », souligne Caroline, militante écolo et antifa. Les totos, c’est le mouvement autonome, très présent sur les Zad comme Notre-Dame-des-Landes.

Le petit doigt des black blocs

À quelques mètres, une ombre noire lève une main gantée, le petit doigt en l’air. Il est aussitôt imité par d’autres qui se regroupent autour de lui. Ils pressent le pas. « Des black blocs », nous souffle Grégory. Celui dont seul le nez dépasse sous le masque aux reflets irisés accepte l’échange. « Ma première expérience de manif, c’était en 2018, les gilets jaunes, explique-t-il. J’avais 18 ans, j’étais tout seul, j’y connaissais rien. Je suis monté en première ligne et j’ai découvert la répression policière. » La voix est légèrement cassée, mais le ton est clair et déterminé.

Cette histoire de petit doigt en l’air ? « C’est une technique pour se regrouper rapidement. Comme on est tous en noir, masqués, c’est la seule manière de nous reconnaître dans la foule. » Notre conversation est interrompue par de vives exclamations. Une famille de chevreuils effrayés zigzague entre les manifestants, cherchant une issue. Clameur réjouie de l’assemblée.

Comment devient-on black bloc ? « Après cette manif, j’y suis retourné tous les week-ends. À force de croiser toujours les mêmes en première ligne, des liens de confiance se nouent. On échange les numéros, on communique sur Signal ou Telegram. Aujourd’hui, on est une centaine. » Comment fonctionne le groupe ? Qui est le leader ? « Il n’y a pas de leader et chacun fait ce qu’il veut. Celui qui veut monter en première ligne, il y va. Celui qui veut être médic, il est médic. Et celui qui veut rester derrière pour le ravitaillement, c’est pareil. »

Les médics sont les seuls manifestants vêtus de blanc. Ils transportent le matériel médical pour porter secours aux blessés lors des affrontements.

Un prénom ? « Appelez-moi Camille. » Le pseudonyme de tous les militants qui souhaitent garder l’anonymat.

Quel parcours pousse un jeune de 20 ans à rejoindre un groupe de black blocs ? Une pensée politique ou juste la simple fascination de la violence ? Quelques voix juvéniles entonnent en chœur : « La guerre de l’eau a commencé ! » Tout autour, les manifestants lui font écho : « On est venus pour la gagner ! » Camille reprend. « Je bosse depuis l’âge de 16 ans. J’ai fait de la manutention, de la maçonnerie, de la charpente, j’ai bossé en CDI pendant un an chez Lidl. J’ai vu de près ce que le capitalisme produit comme souffrance. Les méthodes de management qui détruisent les travailleurs. Il n’y a que par des actions violentes qu’on pourra faire tomber ce système de merde. »

Une fanfare dans le colza

À première vue, impossible de distinguer ceux qui sont là pour en découdre. Mais, au cœur de la masse qui serpente désormais dans les champs de colza, l’observation des comportements ne laisse aucun doute. Une fanfare avec tuba, trompette et caisse claire joue un air de guinguette applaudi par des manifestants sautillants, quand d’autres autour remplissent consciencieusement de cailloux de grands cabas IKEA. « C’est eux qui nous ravitailleront en première ligne », explique Camille.

La question des armes est sur toutes les lèvres dès qu’il s’agit des black blocs. C’est ce qu’on appelle un marronnier chez les journalistes : à chaque manifestation, la gendarmerie nationale diffuse les photos des armes saisies lors des contrôles routiers en amont des rassemblements. Haches, machettes, battes de baseball et boules de pétanque : cette fois encore, l’arsenal présumé des militants les plus radicaux fait froid dans le dos.

« Vous avez vu ce qu’ils ont en face, lacrymos, grenades, LBD [NDLR : Lanceur de balles de défense] ? On est bien obligé de s’armer, s’exclame Camille. Mais des haches, ça, je vous garantis que j’en ai jamais vu. »

Depuis des années, les forces de l’ordre traquent sans relâche ces militants radicaux qui redoublent d’ingéniosité pour passer sous leurs radars. « Les flics aspergent les manifestants avec un produit marquant, invisible à l’œil nu mais détectable avec une lampe spéciale. C’est comme ça qu’ils nous interpellent sur le chemin du retour, explique Camille. La manif finie, moi je brûle toutes mes fringues, le casque, le masque, tout. Je reprends ma voiture et je rentre chez moi comme M. et Mme Tout-le-Monde. »

Objectif : la mégabassine

Après une dizaine de kilomètres, nous approchons du but. Une terre à nu a remplacé les plants de colza. Une enceinte de discothèque portée à bout de bras par deux cerbères crache le refrain galvanisant de Rage Against the Machine : « Fuck you, I won’t do what you tell me ! » En haut d’un léger faux plat, à une centaine de mètres, la voilà enfin : la mégabassine de Sainte-Soline. Une retenue de 16 hectares, l’équivalent du Stade de France. Elle peut contenir jusqu’à 720 000 mètres cubes d’eau.

Lors du premier acte, en octobre, les manifestants étaient parvenus à pénétrer en son sein. Cette fois, le ministère de l’Intérieur a sorti les gros moyens : 3200 gendarmes et policiers pour les en empêcher. Une double rangée de fourgons encercle l’ouvrage. Les trois cortèges sont au rendez-vous, formant une ligne de plusieurs centaines de mètres. Un grand gaillard annonce la couleur : « On attaque par le sud. » Pourquoi ? « Pour être dans le sens du vent, commente un des rares manifestants au visage découvert. Quand les flics balanceront les lacrymos, le gaz leur reviendra en pleine poire. »

Plusieurs milliers de personnes avancent de front. L’image fait penser à une scène de péplum. Brusquement, une colonne de plusieurs dizaines d’individus, munis de boucliers de fortune et de bâtons, sort du rang et se jette sur le mur de gendarmes. Camille plonge dans la mêlée. Un nuage de pierres s’abat sur les forces de l’ordre, des fusées de détresse et des mortiers d’artifice sont tirés à l’horizontale. Violente explosion : un premier fourgon prend feu.

Et puis, le chaos

Le déferlement de violence surprend les policiers et les milliers de manifestants restés en retrait. Les assaillants s’acharnent, le mur tremble, les flammes grandissent. Et la réplique ne tarde pas. Grenades de désencerclement et gaz lacrymogène sont tirés de façon continue pendant de longues minutes. Des mottes de terre jaillissent à chaque détonation. « Médic ! Médiiiiiic ! » entend-on au milieu du vacarme. Les hommes en blanc évacuent tant bien que mal les premiers blessés de la zone de contact. Des mains brûlées, des visages ensanglantés.

Un gamin d’une vingtaine d’années gît au sol inconscient, des bulles de sang bouillonnent au bord de ses narines.

Un deuxième fourgon prend feu. Xavier Léoty, photographe pour Sud Ouest, est évacué en urgence, brûlé à la tête et aux mains par un cocktail Molotov. Il avait demandé l’autorisation de se positionner derrière le dispositif de sécurité, « pour ne pas être dans la ligne de mire de la gendarmerie, pour éviter un tir de LBD ou une grenade », a-t-il précisé par la suite dans une vidéo publiée sur le site de son journal. Personne n’imaginait un tel chaos.

Après plus d’une heure d’affrontement, un nouveau dispositif de sécurité fait son apparition. Un bataillon d’une dizaine de quads contourne la foule pour prendre les manifestants à revers. À l’arrière de chaque engin, un gendarme passager équipé d’un lance-grenades. L’image de péplum est remplacée par une scène de Mad Max. Les médics encore présents sur le champ de bataille réclament la fin des hostilités. « Nous n’avons plus de matériel médical, hurlent-ils au mégaphone. Nous vous demandons de rentrer au campement. » Aussitôt les combats cessent. Ils ont duré deux heures, dans la boue.

Le bilan est effrayant. Les gendarmes ont lancé 4000 grenades, soit environ 30 à la minute, une toutes les deux secondes. Vingt-quatre blessés du côté des forces de l’ordre, dont un gendarme en urgence absolue. Les manifestants parlent, eux, de 200 blessés, trois en urgence absolue, dont deux pour lesquels, en début de semaine, le pronostic vital était encore engagé.

Le décompte du nombre de manifestants oscille entre 6000 selon la préfecture et 30 000 selon les organisateurs. Une chose est sûre, ils sont venus de toute la France et même d’ailleurs. Italie, Belgique, Espagne, Suisse, Allemagne, Mali, Chili, Colombie. Et ils étaient bien plus nombreux que la première fois.

Sur le chemin du retour, certains se refont le film, mine déconfite. « Ça va trop loin », commente un militant historique des bonnets rouges et de Notre-Dame-des-Landes, qui avait réussi à faire reculer le gouvernement de François Hollande. À l’époque, c’était contre l’écotaxe. « Je n’avais jamais vu des cocktails Molotov aussi puissants, dit-il. Ces mecs étaient là pour tuer du flic. Ça va mal finir. »

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