Le secret du « Lotus Bleu »

Alors que ce projet de couverture datant de 1936 doit être mis aux enchères, héritiers et éditeur s'en disputent la propriété.

Tintin plus cher que l’or noir. Le 14 janvier sous le marteau d’Artcurial, cette composition d’Hergé pourrait bien devenir l’illustration de BD la plus onéreuse de l’Histoire. Mais la réapparition de cette pièce unique du maître de la ligne claire sème le trouble. Le parcours et la manière dont le croquis a ressurgi sont dignes des rocambolesques enquêtes du petit reporter. Match a mené la sienne.

Février 1936, une petite maison de briques rouges, au 18, rue Knapen, à Bruxelles. Sur sa table à dessin, le jeune Hergé a disposé de l’encre de Chine, quelques tubes de gouache et une feuille blanche. Sous son pinceau apparaît d’abord le petit héros à la houppette, avec son fidèle Milou. Tous deux émergent, apeurés, d’une grande jarre bleutée. Puis le dessinateur brosse en arrière-plan un effrayant dragon rouge sur fond noir. Et ajoute quelques idéogrammes chinois d’allure ésotérique. Il ne lui aura fallu que quelques heures pour réaliser ce dessin à peine plus grand qu’un 33 tours.

Rien de moins que la première version de la célèbre couverture du « Lotus bleu », cet album que les tintinophiles considèrent souvent comme le summum des aventures du petit reporter, vendues à ce jour à plus de 255 millions d’exemplaires dans le monde.

Comment le créateur de Tintin aurait-il pu imaginer que cette sublime esquisse serait, quatre-vingts ans plus tard, le clou d’une prestigieuse vente aux enchères ? Le 14 janvier, chez Artcurial, à Paris, son dessin doit passer sous le marteau du commissaire-priseur Arnaud Oliveux. Estimation de l’expert Eric Leroy : entre 2,3 et 2,8 millions d’euros. Oui, vous avez bien lu.

Ce chiffre faramineux pourrait en faire l’œuvre de bande dessinée la plus chère de l’Histoire.

C’est que la silhouette de Tintin est devenue une icône du XXsiècle, à l’égal de la Marilyn d’Andy Warhol ou du Charlot de Chaplin. Pourtant, un mystère épais comme un brouillard chinois entoure la réapparition surprise de ce joyau. Officiellement, selon Artcurial, qui, comme toutes les maisons de vente, aime les belles histoires, le dessin aurait été offert autrefois par Hergé au petit Jean-Paul Casterman, fils – alors âgé de 7 ans – de l’éditeur des aventures de Tintin.

Après l’avoir plié en six – on distingue encore aujourd’hui des traces des pliures –, le garçon l’aurait remisé dans un tiroir, d’où ses propres enfants l’auraient exhumé dix ans après sa mort pour le proposer à Artcurial. Commentaire de Philippe Goddin, référence parmi les exégètes, qui a compilé des décennies durant les travaux d’Hergé pour sa monumentale « Chronologie d’une œuvre » (sept tomes parus de 2000 à 2011, éd. Moulinsart) : « C’est une belle fable, mais c’est une fable. »

Le mot n’est pas innocent. Car, comme dans une intrigue digne du petit reporter, un personnage en embuscade se verrait bien récupérer le trésor sans dépenser un centime : Nick Rodwell, l’époux de Fanny Vlamynck, qui fut la femme d’Hergé. Cet Anglais imprévisible règne farouchement sur l’héritage de Tintin – et sur l’empire qui en est issu – via la société Moulinsart.

« Nick », comme tout le monde l’appelle dans le milieu, estime que le dessin doit revenir au musée Hergé, situé à Louvain-la-Neuve, à une trentaine de kilomètres de Bruxelles. Et le dit à Paris Match avec son franc-parler habituel : « Je suis convaincu que ce dessin a été volé à Hergé par la famille Casterman. » Au point de réclamer la suspension de la vente ? L’hypothèse circule depuis des semaines entre experts et collectionneurs. Chez Artcurial, on fait observer que le dessin a été reproduit dans de nombreux ouvrages sans jamais faire réagir Rodwell.

Pour comprendre ce qu’il en est, il faut revenir en 1936. Après avoir envoyé son héros chez les Soviets, au Congo puis en Amérique, Hergé vient d’achever les aventures de Tintin en Extrême-Orient. Reste à trouver un titre. « “Le Lotus bleu” ! C’est court, ça fait chinois, et ça fait mystérieux », écrit-il à Charles Lesne, son correspondant chez Casterman. Mais l’éditeur tient à publier l’album pour Pâques, quand les petits Belges reçoivent leurs « étrennes ». Or il manque la couverture. Il y a donc urgence.

Le 12 février, Hergé a en main son fameux dessin à la jarre et au dragon. Il faut encore le faire parvenir à Tournai, siège de Casterman. Comment y est-il arrivé ? C’est ici qu’entrent en scène les Sherlock Holmes de la tintinologie. Philippe Goddin raconte : « J’avais vu la lettre d’Hergé qui accompagnait le dessin. Elle comportait deux petits trous en haut à gauche. Or, si vous regardez attentivement le dessin, vous y distinguez exactement les mêmes traces d’agrafes. Hergé a donc agrafé la lettre sur le dessin, plié la lettre en quatre et le dessin en six pour les faire entrer dans une enveloppe, puis a envoyé le tout à Casterman. »

Tels des enquêteurs de la police scientifique, scans à haute définition à l’appui, les experts de Moulinsart confirment la concordance des agrafes. Cet élément, révélé par le quotidien belge « Le Soir », met à mal la « fable » du petit Casterman pliant négligemment le chef-d’œuvre…

« On s’étonne aujourd’hui qu’Hergé ait pu traiter ainsi un dessin, car certaines couvertures de Tintin se sont récemment vendues à plus de 1 million d’euros. Mais à l’époque, pour lui, cette esquisse n’est pas une œuvre d’art, c’est un simple document de travail. Un dessinateur néerlandais a même raconté qu’il avait trouvé, un jour, deux planches originales d’Hergé dans la poubelle d’un journal ! » explique François Deneyer, auteur des passionnantes « Petites histoires originales » (2016), un voyage parmi les planches de la bande dessinée. Le 15 février 1936, Charles Lesne, ayant reçu le dessin, répond à Hergé, enthousiaste : « Ton projet (que je te renvoie) est épatant. »

Dans les semaines qui suivent, le Tintin au dragon fait pourtant l’objet d’âpres débats techniques dans les ateliers de Casterman. Perfectionniste, Hergé veut être imprimé en trichromie, le procédé garantissant un respect scrupuleux des couleurs. Or, fin mars, le devis tombe : 1150 francs belges pour la trichromie, c’est bien trop cher. L’auteur est prié de concevoir une couverture moins onéreuse. Il s’exécute, la mort dans l’âme.

« Le Lotus bleu » ne paraîtra qu’en octobre 1936. Premier tirage : 6000 exemplaires. « Cet album constitue un tournant dans l’œuvre d’Hergé », explique un de ses biographes, Benoît Mouchart. « Jusque-là, les aventures de Tintin étaient faites de cavalcades. Cette fois, on trouve une véritable profondeur humaine dans les relations entre les personnages. Hergé s’est aussi documenté sur la Chine, notamment auprès d’un étudiant chinois vivant à Bruxelles, Tchang Tchong-jen, qui lui inspire le personnage de Tchang. Et puis il y a cette couverture, célèbre entre toutes… » Mais qu’est devenu le projet initial ? Charles Lesne l’a-t-il vraiment retourné à Hergé comme il le lui écrit, ou est-il resté chez Casterman ?

Un épisode peu connu donne sans doute la clé de l’énigme. En 1979, alors qu’on célèbre le cinquantenaire de Tintin, un des maîtres d’œuvre des cérémonies, l’animateur de télévision et collectionneur belge Stéphane Steeman, est invité à visiter le siège de la maison d’édition, guidé par Jean-Paul Casterman et son frère Louis-Robert. Philippe Goddin raconte : « On propose à Steeman de jeter un œil sur la correspondance entre Hergé et Charles Lesne, qu’aucun biographe n’a vue à l’époque. Steeman se saisit de quelques lettres et, soudain, sent une feuille pliée, qu’il ouvre : c’est le fameux projet de couverture du « Lotus bleu » ! Apparemment, ses hôtes n’en soupçonnaient pas l’existence. Il leur a dit que c’était une pièce exceptionnelle. Plus tard, il se vantait même d’en avoir été le “sauveur”. »

Si la scène est exacte, le Tintin au dragon appartiendrait donc à la cohorte de dessins « non récupérés chez l’éditeur » alimentant depuis des lustres le marché des originaux de bande dessinée. En 1981, il sert de matrice à une lithographie réalisée à l’occasion du retour très médiatisé de Tchang – le vrai — en Belgique, après un long exil intérieur dans la Chine de Mao. Hergé en signe plusieurs exemplaires. « Pourtant, il n’a ni demandé d’où venait ce dessin ni réclamé sa restitution », relève malicieusement un initié.

Hergé s’éteint en 1983. Cinq ans après, lors d’une exposition consacrée à Tintin, le dessin est montré au public pour la première fois. Officiellement, il a été prêté par Jean-Paul Casterman, qui l’a même assuré à son nom. « C’est à ce moment-là que la veuve d’Hergé a raté le coche : si elle en avait demandé la restitution, elle l’aurait sans doute obtenue », observe l’expert d’une maison de ventes.

Mais, à Paris, un événement va changer la donne. Alors qu’à la fin des années 1970 on pouvait encore acheter une double planche du « Sceptre d’Ottokar » pour quelques milliers de francs chez un libraire de Saint-Germain-en-Laye, une série de ventes aux enchères à l’hôtel Drouot, baptisées « Tintinomania », fait exploser les prix : en 1993, les pages de garde bleues des albums de Tintin s’envolent à 400 000 francs (elles seront revendues en 2014 pour 2,6 millions d’euros).

Pareil record donne des idées à certains. Peu après, Pierre Sterckx, un critique d’art belge qui fut l’ami d’Hergé et qui joue les courtiers à ses heures, contacte discrètement quelques marchands belges et un de leurs collègues français. Il propose une pièce exceptionnelle : la fameuse esquisse au dragon. « Le problème, se souvient un des marchands, c’est qu’il y avait une condition : l’acheteur devait s’engager à la garder pour lui et à ne jamais la remettre sur le marché. Et le prix était assez élevé. »

Aussi la merveille ne trouve-t-elle pas preneur ; elle retourne dans le tiroir de la famille Casterman. Voilà donc qu’un quart de siècle plus tard cette pièce de musée resurgit. Si la vente a bien lieu, sera-t-elle adjugée au prix stratosphérique estimé par les experts, ou même au-delà ? Une poignée de collectionneurs seulement pourraient suivre : Benjamin de Rothschild, les héritiers Bic, ou Raphaël Geismar, homme d’affaires français établi à HongKong… A moins qu’un outsider ne surgisse. On parle du réalisateur de « Star Wars », George Lucas, qui doit ouvrir un musée dédié à l’illustration. Ou pourquoi pas un milliardaire chinois ?

Quand le marteau du commissaire-priseur s’élèvera, du fond de leur jarre bleue, et sous le regard intimidant du dragon, Tintin et Milou devraient retenir leur souffle.

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