Opinion Boucar Diouf

La thèse du « grand remplacement »

La thèse du « grand remplacement », popularisée par l’essayiste français Renaud Camus, aurait contribué à la transformation de ce jeune Australien en machine à tuer. Dans son manifeste, le terroriste qui a massacré 50 personnes et blessé une trentaine d’autres à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, évoque cette fameuse vision très populaire dans les milieux d’extrême droite identitaire.

Cette prophétie de la marginalisation de la civilisation judéo-chrétienne par des immigrés, et surtout des musulmans, déchaîne des passions et fait réagir au-delà de l’extrême droite. Aussi, désireux de semer plus de panique chez ces gens-là, en 2017, le président Erdogan a proposé aux femmes turques vivant en Occident de faire cinq enfants pour mieux lutter contre les discriminations dont elles sont victimes. Des propos venant d’un extrémiste religieux, doublé d’un grand manipulateur, qui serviront d’arguments à d’autres extrémistes identitaires qui croient déjà dur comme fer que l’islamisation de l’Europe est en marche.

Je plains les adeptes du « grand remplacement », car ils refusent systématiquement de lire la page précédente avant de vouloir écrire celle qui suit. Si Brenton Tarrant, ce jeune Australien radicalisé qui a commis l’horrible massacre dans deux mosquées de Nouvelle-Zélande, avait un véritable et noble intérêt pour l’histoire, au-delà de son obsession pour la prise de Constantinople, il apprendrait que son pays s’est construit sur des épisodes d’extermination qui sont bien plus dramatiques que son hypothétique peur d’être remplacé.

L’histoire de l’Australie est une grande épopée jalonnée de drames et de substitutions de plus faibles par de plus forts.

Les premiers chasseurs-cueilleurs seraient arrivés en Australie il y a environ de 60 à 65 000 ans. À l’époque, ce continent regorgeait d’une abondante mégafaune, dont des wombats géants qui pouvaient peser près de 3 tonnes ; de gros serpents de 5 mètres ; des kangourous géants ; des lézards devant lesquels le dragon de Komodo ferait office de petit ; des oiseaux qui mesuraient plus de 2 mètres ; des lions marsupiaux, etc. Où sont passés tous ces géants qui avaient certainement trop fait confiance à leurs muscles devant le maigrichon bipède qui venait d’arriver ? Ils ont tous été massacrés par les humains débarquant dans ce paradis perdu.

Un jour, les Aborigènes, descendants des hardes de fourrageurs qui ont exterminé la mégafaune, verront à leur tour arriver les Européens dont les guerres, et surtout les microbes, causeront des hécatombes semblables à ce qui s’est passé en Amérique. En effet, 200 ans après le passage de Christophe Colomb, l’Amérique a perdu, selon les spécialistes, jusqu’à 95 % de sa population autochtone.

Quel suprémaciste blanc adepte des thèses de remplacement veut vraiment se souvenir de cette tragédie américaine ?

Car aux États-Unis, il faut le souligner, ce délire paranoïde autour du « grand remplacement » déchaîne aussi des passions, à droite comme à gauche. En 2014, le bureau du recensement américain a dévoilé un sondage annonçant que les Blancs dits de souche pourraient devenir minoritaires dans le pays en 2044. Il n’en fallait pas plus, dans cette Amérique obsédée par la race, pour que le politique s’empare de ce qui deviendra un outil de propagande.

Pendant qu’une certaine frange de nationalistes blancs, poussés par la peur de perdre leur position de domination, maudissait l’immigration à droite, bien des minorités se réjouissaient de voir arriver au loin leur jour de gloire et de revanche. Sous le règne de Trump, cette anxiété semble plus évidente et le suprémacisme blanc, plus ostentatoire. En arrière de cette grande peur, il y a l’instrumentalisation de l’immigration par laquelle arrivera la grande dilution dans cette Amérique qui refuse que les métis puissent exister sans choisir. Mais revenons en Australie.

En Australie, en dehors des aborigènes, les autres indigènes qui se feront remplacer avec l’arrivée des Européens sont les marsupiaux. Ces groupes de mammifères au mode de reproduction atypique, qui étaient isolés sur ce continent depuis des millions d’années, connaîtront des heures sombres avec l’arrivée des chèvres, des moutons, des rats, des chats, des chiens et autres animaux de la ferme.

Ces mammifères dits placentaires, au mode de reproduction plus efficace, feront péricliter les marsupiaux, un peu comme les Européens l’ont fait aux aborigènes. Les chasseurs-cueilleurs ont exterminé la mégafaune avant d’être presque exterminés par les Européens, qui mèneront du même coup les marsupiaux au bord du précipice en les soumettant massivement à la compétition des mammifères placentaires. C’est un peu ça, l’histoire de l’Australie que ne veut pas voir le terroriste le plus célèbre du pays.

Je plains ces gens de tous bords qui croient que, comme les travaux routiers, l’identité et les appartenances doivent être coulées dans le béton jusqu’à la fin des temps.

Je les plains parce qu’ils refusent d’accepter que les mélanges de gènes soient l’un des plus puissants moteurs de l’évolution.

Peut-être faut-il rappeler aux adeptes de la pureté génétique que pour chaque cellule de leur corps, il y a 10 cellules bactériennes. Ce qui crédite les bactéries d’une majorité absolue dans chaque corps humain. Comment prétendre à la pureté génétique quand on est fait de 100 fois plus de gènes microbiens que de gènes humains ? Même les bactéries, qui se reproduisent en se séparant en deux parties identiques, prennent parfois le temps d’échanger des fragments de matériel génétique pour augmenter la diversité et, par conséquent, la force de leur population.

Chez ceux qui se référent aux thèses de Renaud Camus ou aux prophéties du journaliste Stephen Smith, à qui on doit un autre pamphlet intitulé La ruée vers l’Europe, les mythes sont indécrottables. Ici, on prédit le remplacement de 25 % des populations européennes dites « de souche » par des migrants subsahariens en 2050. Pour la droite identitaire déjà très préoccupée par le complot d’islamisation de l’Europe, j’imagine que la faillite anticipée d’une bonne partie des salons de bronzage dans à peine une génération est la nouvelle de trop.

En France, si une étude publiée en septembre 2018 par l’Institut national d’études démographiques (INED) a complètement invalidé cette prévision alarmiste, chez les adeptes du complot et autres fanatiques du niveau d’activité mélanocytaire, les préjugés sont tenaces. Les chercheurs évaluent ce pourcentage de subsahariens dans la population française à 2,9 % en 2050. On est bien loin de l’invasion africaine qui fait broyer du noir chez une certaine droite identitaire xénophobe.

Pourquoi l’Europe, qui a envahi, colonisé et exterminé tellement de populations sur Terre, sombre-t-elle dans une profonde réclusion identitaire propice à ces idées bien exagérées de remplacement et de substitution de sa dite civilisation judéo-chrétienne ? Bon, disons une partie de l’Europe, car bien heureusement, les gens pour combattre ces idées d’exclusion sont encore largement majoritaires sur le continent.

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